7 novembre 2014

Le début de l'histoire

Dans 30 ans d’écrits sur le polar (1982-2012), Claude Mesplède cite Robert Soulat, ancien directeur de la Série noire (1977-1991), à propos des débuts de Chester Himes dans le polar. « Ils se connaissaient avec Marcel [Duhamel] qui avait traduit son premier roman, S’il braille, lâche-le, et un jour il est venu le voir, comme ça, avec un manuscrit sous le bras. Un peu sur papier-cul, même, très mal foutu. Marcel l’a lu, ça lui a plu, mais il l’a corrigé. Il lui a même dit, bon, moi je vous le prends, mais il y a ça et ça qui ne va pas pour la Série noire. Ca ne se termine pas bien. Ce n’est pas bien votre fin. Et Chester Himes a dit : Bon d’accord, o.k. Il est parti chez lui et lui a rapporté cinq ou six fins différentes. C’était La reine des pommes. »
Or, que ce soit dans Raconte pas ta vie de Marcel Duhamel, ou dans My Life of Absurdity, le deuxième volume de l'autobiographie de Chester Himes, l'entrée de Himes dans la Série noire ne s'est pas produite exactement de la même façon.
Citons ce dernier texte et la consigne que Marcel Duhamel aurait donnée à Himes.
« Il se trouve que pendant que j'étais [chez Gallimard], j'ai croisé l'homme qui avait traduit en français mon premier roman, Marcel Duhamel, devenu directeur de la collection policière de Gallimard, la Série noire. Il me demanda si j'aimerais écrire un roman policier pour sa collection.
[…] Prenez n’importe quel sujet. Commencez par de l’action. Quelqu'un fait quelque chose. Un homme tend la main pour ouvrir une porte. La lumière l’éblouit. Un cadavre est allongé par terre. Notre homme se retourne se tourne et dans le fond du vestibule… De l’action, toujours de l’action, comme au cinéma. Ce que pensent les personnages nous nous en foutons. C’est ce qu’ils font qui nous intéresse. Faites agir vos bonshommes d’une scène à l’autre. Ne vous souciez pas trop de l’intrigue. Tout s’expliquera à la fin. Donnez-moi 220 pages dactylographiées. […] Écrivez comme dans le roman que j'ai traduit. Des phrases brèves et claires, de l’action. C'est le style qui convient parfaitement à mes histoires de brigands[1]. » 

A première vue, ces divergences n'ont que peu d'importance. Elles déterminent cependant des constructions et des prises de position bien différentes de l'auteur Himes. 
Dans la version de Soulat, Himes est clairvoyant quant à la possibilité pour lui de devenir auteur de romans policiers. Il a donc une vision exacte des potentialités de son écriture et de sa capacité à investir un genre nouveau. La version de Himes raconte une rencontre fortuite et une commande imprévue. Elle est cohérente avec ce que Himes dit par ailleurs de la littérature policière comme une littérature de genre, tout juste bonne à faire bouillir la marmite, par opposition à la littérature qu'il aspire à écrire. C’est Duhamel qui est clairvoyant et qui fixe les règles du jeu d’écriture. Le génie de Himes sera de respecter assez scrupuleusement ces règles mais surtout d’apporter à ses romans une vision culturelle et politique de l’Amérique noire et un humour sans égal. Enfin, elle le laisse libre, puisqu’il n’a pas été à l’initiative de sa conversion en auteur de romans policiers, de ne jamais ou presque apprécier ses romans policiers à leur juste importance. 

Alors, qui dit vrai  ?

[1] My Life of Absurdity, New York, Doubleday, 1976, p. 101-102. Ce texte est repris dans l'autobiographie condensée de Himes titrée Regrets sans repentir.


A lire absolument : le premier volume (il y en aura trois) des 30 ans d'écrits sur le polar de Claude Mesplède. Un florilège d'essais, portraits, entretiens, chroniques  sur les classiques de la littérature policière américaine mais aussi sur les auteurs catalans, argentins, français... Claude est un militant du polar mais aussi de l'éducation populaire. Il sait tout. Il a rencontré tous ceux qui ont quelque chose à dire. Et il écrit avec simplicité, chaleur et humanité.





2 commentaires:

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  2. Je suis d'avis que c'est Marcel Duhamel et Chester Himes dans leur livre respectif qui disent ce qui s'est vraiment passé. En effet, Chester Himes, comme vous le dites si bien à respecter les consignes des 220 pages de Marcel Duhamel. Je vous invite à lire l'introduction de Melvin Van Peebles au roman intégral de Himes "Yesterday will make you cry" où le cinéaste Van Peebles mentionne la règle des 220 pages que Himes écrivait diligemment comme l'avait demandé monsieur Duhamel. (Vous pouvez trouver le texte sur Gadflyonline.com). Il est aussi à noter que Chester Himes confirme dans son entretien avec Van Peebles que c'est Duhamel qui lui a proposé d'écrire des romans policiers.

    Notons par ailleurs que Chester Himes appelle ces romans policiers "domestic novels". Cette appellation en anglais fait plus référence aux romans de moeurs des Africains-Américains qu'à l'idée de romans policiers. Il ne dénigrait pas son oeuvre; il voulait simplement attirer l'attention sur la critique sociale de ses romans policiers.

    J'attire l'attention aussi sur un montage de réponses de Chester Himes à Michel Favre (éditeur) où il souligne que le roman qu'il préfère dans son oeuvre est "La fin d'un primitif". Il a l'impression d'avoir réussi à cerner son message. Je souligne ici que ce n'est pas son choix qui est important mais le fait qu'il puise dans son oeuvre non policière. Ceci tend à montrer qu'il n'est probablement pas à l'origine de l'idée d'écrire des romans policiers. Vous pouvez trouver cet entretien ici:
    http://roger.martin.ecrivain.pagesperso-orange.fr/Hbd/Html/hbd8-9_entretien_chester_himes.htm
    Ceci rejoint ce que vous dites à propos de Himes qui n'appréciait pas ses romans policiers à leurs justes valeurs. Remarquez que pour des raisons peut-être différentes de celle de Chester Himes, les critiques américains aussi n'ont pas accepté ses romans policiers pour ce qu'ils sont : des oeuvres de grandes importances au même titre que ses autres livres.

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