12 juin 2015

Paris rive noire


Sur la couverture de  La rive noire : de Harlem à la Seine (de Michel Fabre, 1985), on voit une statue de la Liberté noire. Michel Fabre, le meilleur connaisseur de  Richard Wright et de Chester Himes montre que Paris a été du 19e siècle aux années 1970 le refuge de nombreux écrivains et artistes noirs américains. Après la deuxième guerre mondiale Richard Wright, James Baldwin and Chester Himes se sont installés à Paris (respectivement en 1946, 1948 and 1953). Wright est mort en France en 1960, Himes y a vécu près de 30 années avant de s'établir en Espagne – où il a fait construire une maison, ce qui lui était impossible en France en dépit de son succès. Quant à Baldwin, il n’est retourné aux États-Unis qu’en 1960.
Plusieurs raisons particulières ont motivé l’exil de Himes vers la France : La croisade de Lee Gordon, son deuxième roman a été très mal reçu par ses lecteurs les plus probables (libéraux blancs, Noirs, Juifs, communistes) et a connu l’échec. Il a aussi failli tuer sa compagne blanche, Vandi Haygood ; il en tirera La fin d’un primitif (1956), sans doute son plus beau roman. Mais, pour les trois auteurs, la raison fondamentale était la même : la nécessité absolue de fuir une existence cauchemardesque. Pour eux, comme pour ceux qui les avaient précédés, la France représentait la liberté et Alexandre Dumas dont une grand-mère était une esclave noire était un signe de cette différence. 
La rive noire correspondait à une partie de la rive gauche de Paris, du quartier latin à Montparnasse. Dans son autobiographie, on peut suivre Himes dans les cafés de la rive gauche où les Noirs américains passaient leur temps, en raison du froid et de l’inconfort de leurs hôtels : d’abord le bar Monaco, rue Monsieur-le-Prince, puis le café Tournon, près du Jardin du Luxembourg, lancé par Wilkiam Gardner Smith, le « domaine de Dick* » que Himes quitta avec bonheur pour le Sélect, boulevard du Montparnasse, après le succès de La reine des pommes.
Les sentiments de Himes à l’égard de la France sont quelque peu difficiles à démêler entre les sources et les périodes. Dans un article inédit, cité par M. Fabre et datant des premiers mois ou premières années de l’exil de Himes, ce dernier écrivait : « Mon destin, quel qu’il soit, est en Amérique. Je suis américain, comme un Français est français, et un Anglais est anglais, et je reviendrai (pour citer Mac Arthur, un autre Américain) pour lutter en Amérique, jusqu’à la mort. » Plus tard, évoquant dans son autobiographie, My Life of Absurdity (1976), le succès de La reine des pommes (1958), il écrit : « J’étais devenu un écrivain français. »
Cependant, Himes a vécu dans un état permanent de révolte contre lui-même et d’hostilité aux Blancs. Il était aussi particulièrement peu doué pour les langues étrangères et ses efforts courageux pour apprendre le français n’ont jamais abouti. M. Fabre conclut à son égard : « Il était l’étranger partout, seulement un passager qui s’attardait en France. » Himes apparaît, en effet, très isolé par rapport aux Français et, en particulier, à l’intelligentsia, par opposition à Richard Wright et à ses amis français : le couple Sartre-Beauvoir, Marcel Camus, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire. En France, comme aux États-Unis, Wright était l’écrivain Noir américain par excellence.

* Dick: Richard Wright (My Life of Absurdity).






3 commentaires:

  1. La dernière fois que je suis passé à Paris, je me suis rendu au café Tournon pour saluer la mémoire de Chester Himes et m'y souvenir des moments qu'il y passa.
    J'ai trouvé d'autres références à ce café chez Michelle Lesbre dans un de ses derniers romans, elle dit d'ailleurs qu'il était fréquenté par Himes.
    Bernard

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  2. Ce qui est relaté ici est fort intéressant. En effet, Chester Himes parle de cette époque où il faisait les beaux jours du café Le Tournon dans son autobiographie. J'essaye de m'imaginer Richard Wright le matin qui, selon un rituel semble-t-il, jouait au flipper après avoir salué les compatriotes. Le dessinateur de bandes dessinées Ollie Harrington aurait été le meneur et l'animateur des soirées au café. Les conquêtes de femmes blanches furent nombreuses si on croit ce que Chester Himes dit. L'écart entre les intellectuels français (Camus, Sartre, de Beauvoir etc...) et Chester Himes est né de son incapacité de parler français et disons-le, la difficulté des intellos français de pérorer aisément en anglais. J'oserai pourtant dire que le clivage était plus que linguistique. Le caractère rebelle, même réfractaire de Himes rendait sa pensée imperméable à tout raisonnement inspiré un tant soit peu d'une idéologie structurée. Or ce n'était pas le cas de Richard Wright qui avait bénéficié de la dialectique communiste lors de sa jeunesse à Chicago. Quand bien même il n'était plus communiste, assis en face de Sartre ou même de Camus, il leur plaisait. Chester Himes, après tout, avait écrit "La Croisade de Lee Gordon", brûlot contre la pensée unique syndicale. Chester ne souffrait pas les "libéraux" et eux ne le portaient pas non plus dans leur coeur. C'est toute la complexité de Chester et aussi tout son charme irrésistible.

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  3. Petit mot pour vous dire que j'ai lu votre livre " Chester Himes, l'unique". Je suis agréablement surpris du soucis du détail qui prévaut dans ce livre. Il y a suffisamment d'information pour que quelqu'un comme moi qui considère Chester Himes comme mon écrivain préféré revienne au livre pour relire certaines analyses. Deux éléments m'ont particulièrement frappé; le fait d'avoir souligné que l'argot utilisé dans la "Série noire" est propre à la collection. En effet, j'ai des versions anglaises des livres policiers de Chester Himes et il utilise un anglais standard sauf dans les dialogues pour une question de vraisemblance. Ce constat en effet apporte une troisième dimension "franco-française" qui n'existe pas en Amérique. Ce besoin éditorial ne nuit pas à Himes, même si les traducteurs ont tenté de le faire rentrer dans une grille de lecture. Sa verve a réussi à se libérer de ce carcan, c'est uniquement pour cela qu'il a réussi à plaire aux lecteurs francophones.
    Le deuxième aspect est la remarque disant que Chester Himes acceptait plus une comparaison avec Malcolm X qu'avec Richard Wright et James Baldwin. Ce constat est plein de vérité. Le fait de le mentionner rehausse votre livre. Ni Baldwin, ni Wright son ami, ni même Ellison ont une parenté littéraire avec Himes. Sa verve et son scalpel et même sa gouaille se retrouvent dans les discours de Malcom X. Si vous excluez le propos politique, vous constaterez que X savait faire rire son auditoire et maîtrisait la phrase incendiaire, chose que Himes utilisait volontiers aussi bien dans la bouche de ses personnages que dans la sienne quelquefois.
    Merci et félicitations.

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