7 février 2016

La mère. Estelle Himes alias Lillian Taylor


La mère de Chester, Estelle Bomar, a inspiré le personnage de Lillian Taylor dans le roman autobiographique La troisième génération (1954). Elle est aussi très présente dans le premier tome de l’autobiographie de Himes, The Quality of Hurt, (1972, condensé avec le deuxième volume, My Life of Absurdity, 1976, dans Regrets sans Repentir, 1979) [1].

Chester, le troisième enfant des époux Himes, est né en 1909. Estelle a donc dû naître une quinzaine d’années après la fin de la guerre de Sécession. C’est une femme exceptionnelle pour son temps et dans son milieu. Descendante d’esclaves domestiques, elle passe pour blanche dans une société pourtant obsédée par la couleur de la peau et ses nuances. Elle a eu une éducation très poussée : elle est musicienne, elle enseigne et elle écrit. Les premières pages de La troisième génération montrent le cadre raffiné dans lequel Lillian Taylor, son double, élève ses enfants. Son mariage avec Joseph Himes, le père de Chester, est malheureux. Elle l’a choisi car il lui était présenté comme un jeune homme d’avenir, mais elle en est venue à détester la noirceur de sa peau et sa servilité envers les Blancs, condition pourtant de la survie sans trop d’encombre dans le Sud. L’éducation de leurs enfants cristallise les conflits. Estelle veut les protéger du monde : elle refuse qu’ils aillent dans une école pour enfants noirs, elle fait tout pour conserver leurs nez étroits et leurs cheveux soyeux, héritage des aïeux blancs.

Que veut au juste et que peut Estelle Himes ? Elle méprise les Noirs et la prétention des métis à peau claire. Pour autant, jamais elle ne pourra être blanche. Quand Lillian Taylor se rend chez un dentiste blanc – elle refuse de consulter des médecins noirs – son adresse la trahit et le dentiste la livre à la police. Elle est digne d’être un personnage faulknérien, comme les autres Blancs ayant - peut-être - du sang noir que sont Charles Bon (Absalon, Absalon) ou Joe Christmas (Lumière d’août). On pense à ce qui rend impossible aux yeux de Stupen, dans Absalon, Absalon, le mariage de Charles Bon, son fils caché, avec Judith, sa fille d’une deuxième union. « La cause infranchissable d’un tel impossible n’est pas en réalité l’inceste [...] mais une mésalliance, un métissage innommable ; car, en vérité, Bon, malgré les apparences, a du sang noir par sa mère. » [2]

James Sallis, biographe de Himes, a des mots très justes sur ce que suscite en nous Estelle Himes : « On éprouve pour Estelle une sympathie aussitôt contrée par un mépris pour son élitisme et (ne mâchons pas nos mots) son racisme. »[3] John A. Williams parle, à propos de « l’impressionnant arbre généalogique ‘blanc’ que [Lillian Taylor] a créé » de sa « haine de soi-même »[4].

Pauvre Estelle, victime de l’histoire, de l’esclavage, de la concupiscence des maîtres, de la haine des maîtresses parfois, de l’illusion d’appartenir à la famille du maître. Pauvre Estelle, condamnée à jamais à embellir son simulacre de lignée blanche, à s’interdire toute solidarité et à reproduire le racisme des maîtres.
Et pauvre Chester, témoin tout enfant de l’affrontement entre ses parents, participant manipulé par sa mère à la dégradation de son père, marqué par le conflit inter et intra-racial.









[1] Elle apparaît aussi sous les traits de la mère vieillie et souffrante du détenu blanc dans Hier te fera pleurer, le roman de prison de Himes.
[2] Édouard Glissant, Faulkner, Mississipi, coll. "Folio Essais", Gallimard, 1998.
[3] James Sallis, Chester Himes : une vie, coll. "Écrits noirs/Rivages", 2002.
[4] John A. Williams, préface de The Third Generation, Thunder’s Mouth Press, 1989.