Sur la couverture de La rive noire : de Harlem à la Seine (de Michel Fabre, 1985), on voit une statue de la Liberté noire. Michel Fabre, le meilleur connaisseur de Richard Wright et de Chester Himes montre que Paris a été du 19e siècle aux années 1970 le refuge de nombreux écrivains et artistes noirs américains. Après la deuxième guerre mondiale Richard Wright, James Baldwin and Chester Himes se sont installés à Paris (respectivement en 1946, 1948 and 1953). Wright est mort en France en 1960, Himes y a vécu près de 30 années avant de s'établir en Espagne – où il a fait construire une maison, ce qui lui était impossible en France en dépit de son succès. Quant à Baldwin, il n’est retourné aux États-Unis qu’en 1960.
Plusieurs raisons particulières ont motivé l’exil de Himes vers la France : La croisade de Lee Gordon, son deuxième roman a été très mal reçu par ses lecteurs les plus probables (libéraux blancs, Noirs, Juifs, communistes) et a connu l’échec. Il a aussi failli tuer sa compagne blanche, Vandi Haygood ; il en tirera La fin d’un primitif (1956), sans doute son plus beau roman. Mais, pour les trois auteurs, la raison fondamentale était la même : la nécessité absolue de fuir une existence cauchemardesque. Pour eux, comme pour ceux qui les avaient précédés, la France représentait la liberté et Alexandre Dumas dont une grand-mère était une esclave noire était un signe de cette différence.
La rive noire correspondait à une partie de la rive gauche de Paris, du quartier latin à Montparnasse. Dans son autobiographie, on peut suivre Himes dans les cafés de la rive gauche où les Noirs américains passaient leur temps, en raison du froid et de l’inconfort de leurs hôtels : d’abord le bar Monaco, rue Monsieur-le-Prince, puis le café Tournon, près du Jardin du Luxembourg, lancé par Wilkiam Gardner Smith, le « domaine de Dick* » que Himes quitta avec bonheur pour le Sélect, boulevard du Montparnasse, après le succès de La reine des pommes.
Les sentiments de Himes à l’égard de la France sont quelque peu difficiles à démêler entre les sources et les périodes. Dans un article inédit, cité par M. Fabre et datant des premiers mois ou premières années de l’exil de Himes, ce dernier écrivait : « Mon destin, quel qu’il soit, est en Amérique. Je suis américain, comme un Français est français, et un Anglais est anglais, et je reviendrai (pour citer Mac Arthur, un autre Américain) pour lutter en Amérique, jusqu’à la mort. » Plus tard, évoquant dans son autobiographie, My Life of Absurdity (1976), le succès de La reine des pommes (1958), il écrit : « J’étais devenu un écrivain français. »
Cependant, Himes a vécu dans un état permanent de révolte contre lui-même et d’hostilité aux Blancs. Il était aussi particulièrement peu doué pour les langues étrangères et ses efforts courageux pour apprendre le français n’ont jamais abouti. M. Fabre conclut à son égard : « Il était l’étranger partout, seulement un passager qui s’attardait en France. » Himes apparaît, en effet, très isolé par rapport aux Français et, en particulier, à l’intelligentsia, par opposition à Richard Wright et à ses amis français : le couple Sartre-Beauvoir, Marcel Camus, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire. En France, comme aux États-Unis, Wright était l’écrivain Noir américain par excellence.
* Dick: Richard Wright (My Life of Absurdity).