11 novembre 2020

Arnaques africaines ou harlemites ?

Dans les années 1990, le feyman camerounais Donatien Koagne s'est rendu célèbre par ses escroqueries, notamment la multiplication des billets de banque. Elle consistait "à faire croire à de riches pigeons qu’il disposait d’un moyen ultra secret pour transformer le papier blanc en dollars.[…] La proie [est] convi[ée] à une séance privée destinée à la convaincre de l’efficacité du procédé."1 L'arnaque est simple et astucieuse et marche d'autant mieux que les clients appâtés par le gain sont crédules. 

Même si les modalités diffèrent 2, on pense inévitablement à l'arnaque aux billets de banque dans le premier chapitre de La reine des pommes. La date, cependant, empêche de voir dans le feyman camerounais l'inspirateur de Himes. En effet, ce dernier écrit La reine des pommes plus de 30 ans avant ses exploits. À l'inverse, Himes aurait-il inspiré Koagne ? En d'autres termes, l'escroquerie dont est victime le naïf Jackson existait-elle ou a-t-elle été inventée par Himes ? Il sera sans doute difficile de répondre à cette question. Quant à Donatien Koagne, a-t-il inventé l'arnaque à la multiplication des billets de banque ou a-t-il simplement développé de façon spectaculaire une pratique existante ?

En revanche, le rapprochement avec les escroqueries camerounaises est intéressant à un double titre. "Face au modèle de l’« opposant », idéal de la jeunesse des années 1991 à 1994, les feymen incarnaient, en collusion avec la gent dirigeante ou manipulés par elle, celui de la corruption, de l’illégalité, de l’argent facile."3 Rappelons-nous la haine que Fossoyeur et Ed Cercueil vouent aux escrocs, alors qu'ils n'inquiètent pas, par exemple, "les tenancières de maisons de prostitution sérieuses, les gérants de maisons de jeux sérieuses, les responsables des loteries clandestines et les prostituées qui restent dans leur quartier"4, les considérant comme nécessaires aux besoins des habitants et à la cohésion de Harlem. 

D'autre part, pour Himes, l'arnaque a souvent une origine africaine : "ainsi le Dr Mobuta (Mobutu ?) et ses remèdes contre l’infertilité (L’aveugle au pistolet), ainsi le faux médecin africain en haillons qu’incarne Sugar dans Tout pour plaire". La description de Sugar, vêtu d'une chemise de nuit et d'une serviette nouée en turban, et ses propos dénotent une vision de l'Afrique comme terre de superstitions et de magie grossière, image repoussante de l'origine des Noirs. "Cette huile, continua Sugar, est faite avec le gras des griffes de kangourou mâle mélangé à l'essence des organes productifs des lions. Elle vous fera sauter comme un kangourou et rugir comme un lion."5 

À côté des petites arnaques (l'élévation de valeur des billets de banque ou les titres de propriété de mines perdues), l'escroquerie peut prendre une toute autre envergure. "Les escrocs religieux (La reine des pommesCouché dans le painTout pour plaire) exploitent la ferveur des Noirs, transmise par leurs ancêtres, pour s’enrichir et perpétuer l’ordre existant. Les escrocs politiques, qu'ils prônent le retour en Afrique, le pouvoir noir, le Jésus noir ou la fraternité interraciale trompent l’espoir messianique de libération des Noirs. Himes déconsidère à deux reprises le retour en Afrique, toujours marqué depuis Marcus Garvey du sceau de l’escroquerie (Ne nous énervons pasRetour en Afrique)."6 

L'Afrique comme berceau et essence de l'arnaque ?


Dominique Malaquais, "Arts de feyre au Cameroun", dans Politique africaine, 2001/2 (N° 82), p101 à 118, https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2001-2-page-101.htm. Le Dictionnaire enjoué des cultures africaines d'Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi consacre également un article à la feymania. Paris, Fayard, 2019, p. 154 et suiv.

2 Dans La reine des pommes, l'escroc multiplie par deux la valeur de chaque billet ; Koagne, lui, multipliait le nombre de billets.

Dominique Malaquais, "Arts de feyre au Cameroun", op. cit.

4 Chester Himes, Tout pour plaire, chap. 10.

5 Ibid., chap. 11.

6 Sylvie Escande, Chester Himes, l'unique, Paris, L'Harmattan, 2013, p.167.