17 mars 2014

Himes avant Fossoyeur et Ed Cercueil : premiers romans

Les lecteurs français connaissent mal les premiers romans de Himes, ceux qu'ils a écrits avant son exil en France en 1953 ou entre son arrivée à Paris et La reine des pommes (1958). Pour qui a commencé par ses romans policiers, la différence d'inspiration et d'écriture surprend. On peut même avoir l'impression qu'il ne s'agit pas du même auteur.

Jean-Patrick Manchette, fin connaisseur de Himes et de tout ce qui a trait à la littérature policière, n'aime pas beaucoup ses premiers romans.

Mais Manchette est injuste. Plusieurs des romans américains de Himes sont très beaux. S'il braille, lâche-le..., le premier titre, traduit par Marcel Duhamel et qui a donné à ce dernier l'intuition de ce que Himes pourrait faire dans la Série noire, est l'histoire d'un jeune ouvrier noir de l'industrie de l'armement, à Los Angeles, pendant la deuxième guerre mondiale. Quand il lui donne les consignes pour son premier titre dans la Série noire, Duhamel évoque ce premier livre : « Donnez-moi 220 pages dactylographiées. […] Écrivez comme dans le roman que j'ai traduit. Des phrases brèves et claires, de l’action. C'est le style qui convient parfaitement à mes histoires de brigands. » (Regrets sans repentir, Paris, Gallimard, 1979). 

Moins drôle que le cycle de Harlem, S'il braille, lâche-le… est aussi plus politique ou, plus exactement, d'une écriture plus classiquement politique. Le roman expose les contradictions de l'Amérique, en guerre contre le racisme et le fascisme, mais incapable de combattre le racisme chez elle. Le cadre est d'emblée posé avec l'évocation des Américains d'origine japonaise internés après Pearl Harbor et les zoot-suit riots, les émeutes raciales qui ont opposé à Los Angeles en juin 1943 des marins américains et des jeunes Mexicains.

La dégradation de Robert Jones de chef d'équipe à simple ouvrier, son refus de partager le destin que lui offre Alice, sa belle fiancée claire de peau, issue de la bourgeoisie noire, le viol, enfin, ponctuent une inexorable descente vers l'enfer de la conscription. Et ce n'est pas de la guerre ou de la mort que Robert Jones a peur, c'est de vivre au milieu des Blancs, dans l'armée américaine raciste.











S'il pleure lâche-le (If He Hollers, Let Him Go)

Himes, Ellroy : zoot-suit riots

Les zoot-suit riots figurent dans le premier roman de Himes, S'il braille, lâche-le… Plus de 30 ans après, elles sont évoquées dans deux romans de James Ellroy, Le dahlia noir (1987) et Le grand nulle part (1988).

Le nom donné à ces émeutes évoque la façon de s'habiller des jeunes Noirs et Mexicains : vestes longues à très larges revers et épaules rembourrées, pantalons larges resserrés dans le bas, couleurs voyantes, chapeaux à larges bords. C'est le costume que porte le futur Malcolm X au début du film de Spike Lee. (On voit à droite un croquis de Ruth Carter qui a conçu les costumes du film Malcolm X).

La référence la plus proche pour les Français serait celle des zazous mais aux Etats-Unis, les zoot-suits sont portés par les jeunes des minorités - Noirs, Mexicains ou Italiens. Cette manifestation vestimentaire est un acte de rébellion, une affirmation d'identité, un véritable défi à l'Amérique et, en particulier à l'Amérique en guerre.

Que s'est-il donc passé en 1943 à Los Angeles ? Des marins de l'armée américaine en permission se sont livrés à une chasse aux jeunes Mexicains ainsi vêtus.

Pour Himes, l'évocation des zoot-suit riots au début de S'il braille, lâche-le… comme celle de l'internement des Américains d'origine japonaise montre à quel point le racisme est consubstantiel de l'Amérique.  Dans les deux cas, le sort réservé aux minorités  annonce le sort des Noirs qui s'aviseraient de sortir du rang, à commencer par Robert Jones.

Dans Le dahlia noir, la répression des émeutes pose le cadre politique du roman : corruption et racisme de la police de Los Angeles, collusion de la police et des Marines, mais elle permet aussi d'affiner la personnalité des deux héros (Bucky Bleichert et Lee Blanchard) et de leurs relations. C'est à cette occasion que Bleichert s'initie au regard cynique que Blanchard porte sur le monde, et que ce dernier prend de l'ascendant sur lui. Dans Le grand nulle part, Ellroy évoque un fait divers authentique, le meurtre d'un jeune Mexicain à l'été 1942. Ce meurtre, appelé Sleepy Lagoon murder, a entraîné la condamnation de neuf jeunes Mexicains innocents. Il est en partie à l'origine des zoot-suit riots.

3 mars 2014

Cadence de virtuosité

On appelle cadence de virtuosité, dans un concerto, une séquence virtuose du soliste, qui peut être improvisée ou écrite. Quand elle est improvisée, c'est un moment de liberté laissé à l'interprète par le compositeur. Le terme semble parfaitement adapté pour désigner dans les romans policiers de Himes certains développements brillants, des morceaux de bravoure, pourrait-on dire. 

Pour filer la métaphore de la liberté de l'improvisation qui peut favoriser les excès stylistiques de l'interprète, on réservera ce terme à des séquences dont la motivation narrative est secondaire par rapport, par exemple, à la force visuelle. On citera dans Couché dans le pain l'office funéraire de Big Joe Pullen ou dans Imbroglio négro la poursuite de la motocyclette au conducteur décapité. La première occurrence apparaît dans La reine des pommes : c'est la fuite éperdue du corbillard au milieu du marché de Park avenue et l'apparition du cadavre de Goldy : "Les portes arrière s'ouvrirent tout grand et le cadavre à la gorge tranchée sortit d'un tiers. La tête ensanglantée qui sortait de la gorge tranchée fixait la scène du désastre de ses yeux immobiles bordés de blanc." 

Peu avant, dans le même roman, l'assassinat de Goldy, avec la parfaite synchronisation sonore des bruits du métro aérien, bien que tout aussi virtuose, est d'une nature un peu différente. La précision des raccords, la maîtrise brillante du crescendo des émotions des personnages sont des inventions structurantes pour la narration. Elles permettront à Himes de raconter des histoires focalisées sur des personnages différents.

La cadence de virtuosité est l’illustration la plus condensée de la liberté formelle dont Himes fait l’expérience avec bonheur dans l’écriture de ses romans policiers. L’exil mais aussi l’aisance financière nouvelle que lui garantit la Série noire et enfin le caractère inédit de cette situation d’écriture inimaginable lui permettent d’explorer des voies nouvelles en toute liberté.