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22 février 2018

L'invention de Harlem - 1 : Comment Himes découvre la ville

Evita posait récemment sur ce blog la question suivante : « quel est le degré d’authenticité du Harlem de Chester Himes ? Je comprends qu’il n‘y ait pas vraiment habité, cependant il y a une abondante description d’adresses, de bars/clubs (réels ou fictifs) ; les modes vestimentaires et coiffures, chansons et danses sonnent particulièrement justes. Harlem me semble être à cette époque un microcosme unique aux Etats Unis. Pourrait-il être inspiré d’une autre ville, ou bien de souvenirs, ou bien est-ce un quartier entièrement fictif que l’on lit dans ses romans ? » 

La réponse ne peut être que nuancée. Oui, Himes connaît parfaitement Harlem et sa géographie physique et sociale. Il s’inspire aussi, cependant, d’autres lieux et personnages, principalement ceux de Cleveland, la ville où il a passé sa jeunesse et connu de très près le milieu. Surtout, dans ses romans policiers, Harlem est un mélange de réalisme et d’invention, qui rend possible l’invraisemblable : une ville à l’écart du monde blanc où deux policiers noirs font la loi. Les derniers romans du cycle de Harlem (L’aveugle au pistoletPlan B) détruiront cette construction et donneront une autre image de Harlem, dominée et quadrillée par les Blancs.

Himes n’est pas harlémite. Il est né dans le Sud et a passé son adolescence à ClevelandIl découvre Harlem en juillet 1940, à 31 ans. Il y reste plusieurs jours et dort une nuit dans le célèbre hôtel Theresa, au carrefour de la 125e rue et de la 7e avenue. Après les années de guerre pendant lesquelles il vit en  Californie, il s'installe à New York avec Jean, sa femme. Il vit à Harlem entre septembre 1944 et novembre 1945 puis entre janvier et juin 1947 et enfin, occasionnellement, entre le printemps de 1952 et son départ pour la France, le 3 avril 1953Entre ces séjours, il réside le plus souvent à Brooklyn, dans le Bronx et dans les propriétés de Nouvelle-Angleterre où Jean et lui travaillent comme gardiens. En 1972, Himes rappelle son bonheur de marcher dans les rues de Harlem : « Je descendais vers le sud […] au-delà du bar de Fat Man sur  la 155e, du restaurant de poulet d’Eddie et du night-club de Lucky, et de tous les coiffeurs, restaurants et instituts de beauté qui servaient les barons des loteries, les collecteurs de grilles [des loteries clandestines] et les bourgeois noirs qui vivaient à la hauteur de la 140e rue et des rues voisines. Je prenais la 145e rue jusqu’au Temple de Harlem de Frère ‘Lightfoot’ Michaux, puis reprenais la direction du sud, dans la jungle de néon de la 7e avenue, la rue principale de Harlem (que j’ai toujours considérée comme la terre des rêves), en passant devant le dancing de la Renaissance, Small’s Paradise Inn et le restaurant-bar Dickie-Wells ».[1]

Pour l'essentiel, cependant, sa découverte de Harlem est postérieure à son exil en France (1953). En 1955, de la fin janvier à la  mi-décembre, Himes passe 10 mois à New York. Il sillonne Harlem et s'imprègne de la ville : « C’est à cet instant-là que je fis réellement connaissance avec Harlem : sa géographie, le genre de vie de ses habitants, ses truands, ses vices, son argot, ses absurdités. J’acquis toutes ces connaissances sans y prendre garde. Peut-être m’ont-elles sauvé la vie plus tard car elles me permirent d’écrire les romans qui parurent dans la Série noire aux Éditions Gallimard en France ».[2] Il est intéressant de noter que Himes n’a alors aucun projet de roman policier en tête. La rencontre déterminante avec Marcel Duhamel, le directeur de la Série noire, n’aura lieu qu’en 1957.

  1 Edward Margolies et Michel Fabre, The Several Lives of Chester Himes, p. 53-54.
          2 Chester Himes, Regrets sans repentir, Paris, Gallimard, 1979, p. 224.



Ce qui vient de Cleveland

Beaucoup de détails pittoresques du cycle de Harlem sont, par exemple, des souvenirs de Cleveland, que Himes a rapportés par ailleurs, dans son autobiographie, The Quality of Hurt, ou dans son roman autobiographique, La troisième génération. Il en est ainsi de la danse frénétique des filles sur un solo de trompette dans un night club (L'aveugle au pistolet), du clou pour prévenir de l'arrivée de la police et des armes déposées à l'entrée de la salle de défonce (Retour en Afrique), des vêtements de madam de maison close de Mamie Pullen – robe noire jusqu'aux chevilles et chaussures d'homme (Couché dans le pain), de Billy, la maquerelle à robe rouge et moustache (La reine des pommes), de plusieurs noms de maison de jeu ou de personnes – Tijuana, Johnny Perry, Val, Chink Charlie, Abie le Juif et Dummy (Couché dans le pain et Tout pour plaire).    

Sylvie Escande, Chester Himes, l'unique, Paris, L'Harmattan, 2013, p. 86-87.


15 septembre 2017

Il faut sauver le chat de Chester

The Paris Review a publié récemment un échange de lettres entre Chester Himes et son ami John Williams. Le sujet : trouver aux Etats-Unis les boîtes de nourriture pour chat dont Griot, le siamois des Himes, raffole et sans lesquelles il ne se nourrit plus.

L'ensemble est amusant parce que les deux correspondants savent dramatiser avec talent ce qui n'est qu'une broutille.

On peut, cependant, rappeler le commentaire décapant d'un journaliste du quotidien espagnol El Pais après la parution en Espagne des deux volumes de l'autobiographie de Himes : il reproche à Himes de rappeler "avec une minutie exaspérante les aspects les moins intéressants de sa vie (...). Il s'embourbe dans des détails ennuyeux (quand il rapporte) ses nombreuses relations avec des femmes, les gens inintéressants qu'il a rencontrés, et d'innombrables chats et chiens".
Augusto M. Torres, El Pais, 11 décembre 1988.

Je serais tentée d'ajouter : et ses voitures...


En prime, une très belle photo de Himes avec un de ses chats.

Les lettres proviennent de Dear Chester, Dear John, recueil de lettres entre Chester et son ami, l'écrivain John Williams, édité par John et Lori Williams.





9 janvier 2017

Mon voisin Chester Himes




Sur la couverture de My Life of Absurdity*, Chester dans les dernières années de sa vie. On voit à son visage émacié qu'il est malade, mais Anne-Christine qui l'a connu à cette époque nous décrit un homme à la joie démonstrative, heureux de se trouver en compagnie d'enfants et amoureux de ses chats.


Nous venions en vacances en Espagne à Moraira (village situé entre Valence et Alicante sur la Costa Blanca) dans la maison achetée par mes parents en 1962 et baptisée Casa Ana Cristina, perdue dans la pinède, mais nous avions quand même quelques voisins.
A Pla del Mar (nom de la petite colline sur laquelle se trouvait notre maison), les étés se ressemblaient d’une année à l’autre…
De l’autre côté de la pinède qu’il fallait traverser pour y accéder, il y avait une maison assez imposante : Casa Griot, nous étions chez Lesley et Chester Himes. L’avantage de cette jolie maison sur les autres était sa belle piscine, promesse de fraîcheur lors de ces étés chauds.
Nous y étions très souvent invités pour des bains interminables (mes parents et les Himes étaient amis depuis leur installation à Moraira). Chester, malgré son handicap, prenait des bains avec nous, sanglé dans une sorte de grosse bouée noire (une grosse chambre à air!) et nous jouions. Il riait de bon cœur, heureux j’imagine de retrouver un peu d’insouciance et de légèreté.
Ensuite, Lesley l’aidait à sortir et l’installait dans son fauteuil roulant au bord de la piscine sous une petite tonnelle et il nous regardait jouer dans l’eau.

Je savais par mes parents qu’il écrivait des livres mais, pour une petite fille de 10 ans, cela restait assez vague. J’étais aussi au courant de son accident. Peu importe, pour mon frère et moi il était un homme qui aimait rire, se baigner en toute simplicité avec nous.
Je me souviens encore de son rire tonitruant lors des nombreux dîners et autres réjouissances à la maison. Chester aimait s’attabler devant la grande table en rotin qui trônait sur la terrasse devant la maison, toujours dans le même fauteuil. Il semblait apprécier la cuisine de maman et le bon vin espagnol.
Il racontait de sa grosse voix des histoires (en anglais, mes parents heureusement parlaient bien cette langue) et, pour nous sa présence était l’assurance de se coucher tard et de rester avec « les grands ».

Parfois nous allions chez eux, toujours pour un ultime bain de piscine et ensuite le dîner que nous prenions sous une sorte de grande véranda par laquelle on accédait via un grand escalier. Lesley concoctait des repas sympathiques. Elle était toujours imperturbable et habillée en blanc !
Ces soirées étaient accompagnées par les chats de Chester, qui avait une passion pour ces animaux (des chats abyssins je crois). Ils étaient impressionnants et énigmatiques et parfois même un peu effrayants.
Lesley et Chester quittèrent ensuite cette maison peu pratique pour lui et s’installèrent (toujours à Pla del Mar) dans une maison de plein pied.

Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai réalisé que nous avions un voisin « un peu particulier ». De ces souvenirs, il reste quelques photos dans les albums familiaux et dans la bibliothèque chez ma mère, les œuvres de Chester avec cette dédicace « For Pierre and Nicole from Chester ».

Anne-Christine T-M (janvier 2017)




La dédicace aux voisins


* My Life of Absurdity est le second volume de l'autobiographie de Chester.
Les deux volumes ont été condensés en un seul en français par Yves Malartic, traducteur de Himes, sous le titre Regrets sans repentir (1979).








7 février 2016

La mère. Estelle Himes alias Lillian Taylor


La mère de Chester, Estelle Bomar, a inspiré le personnage de Lillian Taylor dans le roman autobiographique La troisième génération (1954). Elle est aussi très présente dans le premier tome de l’autobiographie de Himes, The Quality of Hurt, (1972, condensé avec le deuxième volume, My Life of Absurdity, 1976, dans Regrets sans Repentir, 1979) [1].

Chester, le troisième enfant des époux Himes, est né en 1909. Estelle a donc dû naître une quinzaine d’années après la fin de la guerre de Sécession. C’est une femme exceptionnelle pour son temps et dans son milieu. Descendante d’esclaves domestiques, elle passe pour blanche dans une société pourtant obsédée par la couleur de la peau et ses nuances. Elle a eu une éducation très poussée : elle est musicienne, elle enseigne et elle écrit. Les premières pages de La troisième génération montrent le cadre raffiné dans lequel Lillian Taylor, son double, élève ses enfants. Son mariage avec Joseph Himes, le père de Chester, est malheureux. Elle l’a choisi car il lui était présenté comme un jeune homme d’avenir, mais elle en est venue à détester la noirceur de sa peau et sa servilité envers les Blancs, condition pourtant de la survie sans trop d’encombre dans le Sud. L’éducation de leurs enfants cristallise les conflits. Estelle veut les protéger du monde : elle refuse qu’ils aillent dans une école pour enfants noirs, elle fait tout pour conserver leurs nez étroits et leurs cheveux soyeux, héritage des aïeux blancs.

Que veut au juste et que peut Estelle Himes ? Elle méprise les Noirs et la prétention des métis à peau claire. Pour autant, jamais elle ne pourra être blanche. Quand Lillian Taylor se rend chez un dentiste blanc – elle refuse de consulter des médecins noirs – son adresse la trahit et le dentiste la livre à la police. Elle est digne d’être un personnage faulknérien, comme les autres Blancs ayant - peut-être - du sang noir que sont Charles Bon (Absalon, Absalon) ou Joe Christmas (Lumière d’août). On pense à ce qui rend impossible aux yeux de Stupen, dans Absalon, Absalon, le mariage de Charles Bon, son fils caché, avec Judith, sa fille d’une deuxième union. « La cause infranchissable d’un tel impossible n’est pas en réalité l’inceste [...] mais une mésalliance, un métissage innommable ; car, en vérité, Bon, malgré les apparences, a du sang noir par sa mère. » [2]

James Sallis, biographe de Himes, a des mots très justes sur ce que suscite en nous Estelle Himes : « On éprouve pour Estelle une sympathie aussitôt contrée par un mépris pour son élitisme et (ne mâchons pas nos mots) son racisme. »[3] John A. Williams parle, à propos de « l’impressionnant arbre généalogique ‘blanc’ que [Lillian Taylor] a créé » de sa « haine de soi-même »[4].

Pauvre Estelle, victime de l’histoire, de l’esclavage, de la concupiscence des maîtres, de la haine des maîtresses parfois, de l’illusion d’appartenir à la famille du maître. Pauvre Estelle, condamnée à jamais à embellir son simulacre de lignée blanche, à s’interdire toute solidarité et à reproduire le racisme des maîtres.
Et pauvre Chester, témoin tout enfant de l’affrontement entre ses parents, participant manipulé par sa mère à la dégradation de son père, marqué par le conflit inter et intra-racial.









[1] Elle apparaît aussi sous les traits de la mère vieillie et souffrante du détenu blanc dans Hier te fera pleurer, le roman de prison de Himes.
[2] Édouard Glissant, Faulkner, Mississipi, coll. "Folio Essais", Gallimard, 1998.
[3] James Sallis, Chester Himes : une vie, coll. "Écrits noirs/Rivages", 2002.
[4] John A. Williams, préface de The Third Generation, Thunder’s Mouth Press, 1989.

10 janvier 2016

Chester Himes et l'incendie du Pénitencier d'Etat de l'Ohio

Plusieurs sites américains sont (totalement ou partiellement) consacrés au Pénitencier d'Etat de l'Ohio et, notamment, à l'incendie qui le ravagea le 21 avril 1930, lundi de Pâques. On y trouve des photographies dramatiques du pénitentier en feu et des centaines de cercueils alignés.

Chester Himes était détenu dans ce pénitencier lors de l'incendie. Il avait été condamné en 1928 à une peine de 20 à 25 ans de prison après un cambriolage à main armée. Une de ses nouvelles, Vers quel enfer de flammes ? (1934), raconte l'errance désespérée d'un prisonnier, impuissant à sauver ses co-détenus. Himes l'a reprise ultérieurement dans son roman de prison Hier te fera pleurer, dont le titre original est Qu'on lui jette la première pierre. (Voir sur ce blog l'article "De Qu'on lui jette la première pierre à Hier te fera pleurer" - Nov. 2014.)

Au début du 20e siècle, le Pénitencier d'Etat de l'Ohio avait la réputation d'être une prison modèle et moderne. La réalité a cependant toujours été différente. Au 19e siècle, une épidémie de choléra avait fait 121 morts chez les prisonniers. Dans les sites (voir ci-dessous), on voit que si l'incendie de 1930 a été volontairement allumé par des prisonniers pour détourner l'attention d'une tentative d'évasion, les causes de sa propagation sont la surpopulation du pénitencier (le nombre de détenus était deux fois supérieur à la norme), l'absence de dispositifs de sécurité et de procédures d'évacuation. L'incendie a fait 322 victimes.

Après l'incendie, une commission des libérations conditionnelles, créée en 1931, a examiné le cas des prisonniers et a décidé la libération de 2000 d'entre eux, parmi lesquels Himes, qui a retrouvé la liberté en 1936, après huit ans d'emprisonnement. Le fait qu'il ait déjà publié des nouvelles dans des revues à grand tirage a été considéré par la commission comme une preuve de réhabilitation.

Sites web (en anglais) 
L'incendie du Pénitencier d'Etat de l'Ohio
Le rapport de la commission d'enquête sur les causes de l'incendie (mai 1930)
L'histoire du Pénitencier d'Etat de l'Ohio

12 juin 2015

Paris rive noire


Sur la couverture de  La rive noire : de Harlem à la Seine (de Michel Fabre, 1985), on voit une statue de la Liberté noire. Michel Fabre, le meilleur connaisseur de  Richard Wright et de Chester Himes montre que Paris a été du 19e siècle aux années 1970 le refuge de nombreux écrivains et artistes noirs américains. Après la deuxième guerre mondiale Richard Wright, James Baldwin and Chester Himes se sont installés à Paris (respectivement en 1946, 1948 and 1953). Wright est mort en France en 1960, Himes y a vécu près de 30 années avant de s'établir en Espagne – où il a fait construire une maison, ce qui lui était impossible en France en dépit de son succès. Quant à Baldwin, il n’est retourné aux États-Unis qu’en 1960.
Plusieurs raisons particulières ont motivé l’exil de Himes vers la France : La croisade de Lee Gordon, son deuxième roman a été très mal reçu par ses lecteurs les plus probables (libéraux blancs, Noirs, Juifs, communistes) et a connu l’échec. Il a aussi failli tuer sa compagne blanche, Vandi Haygood ; il en tirera La fin d’un primitif (1956), sans doute son plus beau roman. Mais, pour les trois auteurs, la raison fondamentale était la même : la nécessité absolue de fuir une existence cauchemardesque. Pour eux, comme pour ceux qui les avaient précédés, la France représentait la liberté et Alexandre Dumas dont une grand-mère était une esclave noire était un signe de cette différence. 
La rive noire correspondait à une partie de la rive gauche de Paris, du quartier latin à Montparnasse. Dans son autobiographie, on peut suivre Himes dans les cafés de la rive gauche où les Noirs américains passaient leur temps, en raison du froid et de l’inconfort de leurs hôtels : d’abord le bar Monaco, rue Monsieur-le-Prince, puis le café Tournon, près du Jardin du Luxembourg, lancé par Wilkiam Gardner Smith, le « domaine de Dick* » que Himes quitta avec bonheur pour le Sélect, boulevard du Montparnasse, après le succès de La reine des pommes.
Les sentiments de Himes à l’égard de la France sont quelque peu difficiles à démêler entre les sources et les périodes. Dans un article inédit, cité par M. Fabre et datant des premiers mois ou premières années de l’exil de Himes, ce dernier écrivait : « Mon destin, quel qu’il soit, est en Amérique. Je suis américain, comme un Français est français, et un Anglais est anglais, et je reviendrai (pour citer Mac Arthur, un autre Américain) pour lutter en Amérique, jusqu’à la mort. » Plus tard, évoquant dans son autobiographie, My Life of Absurdity (1976), le succès de La reine des pommes (1958), il écrit : « J’étais devenu un écrivain français. »
Cependant, Himes a vécu dans un état permanent de révolte contre lui-même et d’hostilité aux Blancs. Il était aussi particulièrement peu doué pour les langues étrangères et ses efforts courageux pour apprendre le français n’ont jamais abouti. M. Fabre conclut à son égard : « Il était l’étranger partout, seulement un passager qui s’attardait en France. » Himes apparaît, en effet, très isolé par rapport aux Français et, en particulier, à l’intelligentsia, par opposition à Richard Wright et à ses amis français : le couple Sartre-Beauvoir, Marcel Camus, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire. En France, comme aux États-Unis, Wright était l’écrivain Noir américain par excellence.

* Dick: Richard Wright (My Life of Absurdity).






26 janvier 2015

De Harlem à Port-au-Prince : sensibilités de Chester Himes et de Dany Laferrière

Dany Laferrière, nouvel Immortel, aime Chester Himes. Il est même propriétaire d’une machine à écrire Remington 22 qui lui a peut-être appartenu. Sa position d’exilé – il a quitté Port-au-Prince pour Montréal il y a une quarantaine d’années – induit une relation avec sa ville et son peuple qui est proche de la sensibilité de Himes.
Sur les odeurs de la ville, par exemple, on peut aisément rapprocher ce qu’écrivent les deux auteurs.
Voici un des nombreux passages où Himes parle des odeurs des quartiers pauvres  de Harlem dans le cycle du même nom.
« Même à deux heures du matin, 'la Vallée', cette basse terre de Harlem, à l'est de la 7e avenue, était comme la poêle à frire de l'enfer. La chaleur sortait de la chaussée dont l'asphalte faisait des bulles et la pression atmosphérique la repoussait vers le sol, comme le couvercle sur une casserole. Les Noirs cuisaient dans leurs logements surpeuplés et trop chers ; ils cuisaient dans les rues, dans les bars ouverts tard, dans les bordels, assaisonnés au vice, à la maladie et au crime. Un effluve de puanteurs chaudes s'élevait de la poêle à frire et restait en suspens, à la hauteur des toits – l'odeur de la viande qui crépitait sur le grill, des cheveux défrisés au fer, des gaz d'échappement, des ordures qui pourrissaient, des parfums bon marché, des corps pas lavés, des appartements décrépits, des excréments de chiens et de chats, du whisky et du vomi, et toutes les vieilles odeurs desséchées de la pauvreté. » (Ne nous énervons pas, chapitre 3).
Et voici ce que Dany Laferrière écrit sur l’odeur de Port-au-Prince.
« L’odeur.

Ce qui frappe d’abord, c’est cette odeur. La ville pue. Plus d’un million de gens vivent dans une sorte de vase (ce mélange de boue noire, de détritus et de cadavres d’animaux). Tout cela sous un soleil torride. La sueur. On pisse partout, hommes et bêtes. Les égouts à ciel ouvert. Les gens crachent par terre, presque sur le pied du voisin. Toujours la foule. L’odeur de Port-au-Prince est devenue si puissante qu’elle élimine tous les autres parfums individuels. » (Pays sans chapeau, Montréal, Le serpent à plumes, 1999, p. 68).

On trouve aussi chez Laferrière comme chez Himes le refus de se conformer à l’attente des Blancs – le Noir devrait être musicien, danseur… ou sportif – et l’aspiration à être un individu singulier, défini uniquement par sa taille et son poids, quelqu’un qui marche dans la rue. Comme Himes aurait pu l’écrire, Laferrière ne sait pas « jouer du tambour », malgré les attentes du conseiller pour l’emploi de Montréal qui lui dit : « De toute façon, vous pouvez toujours vous faire professeur de rythme » (Les années 60 dans ma vieille Ford, Montréal, Mémoire d’encrier, p. 102).