10 octobre 2015

Du « bad man » à Cercueil et Fossoyeur : permanence et sens de la violence noire



La brutalité des deux inspecteurs a toujours dérangé une partie des lecteurs de Himes. Elle contredit une lecture politique du cycle de Harlem qui voudrait que les deux policiers, si radicaux dans la dénonciation des conditions de vie des Noirs, soient aussi des leaders de leur peuple. Un bon exemple de ces jugements est ce qu’écrit Jean-Patrick Manchette qui voit en eux des agents de répression au service du pouvoir blanc: « Nous restons libres d’affirmer que ces deux hommes sont les seuls Harlémites de Himes qui aient apparemment perdu leur âme. »
Dans Born in a Mighty Bad Land: The Violent Man in African American Folklore and Fiction, Jerry H. Bryant étudie la figure du bad man dans la culture afro-américaine et, notamment, dans la littérature.
Le bad man est l’opposé de l’Oncle Tom. Il a deux versants : le leader noir, le moral bad man qui s’oppose aux Blancs (Mohamed Ali ou plusieurs leaders des mouvements noirs radicaux des années 1960 comme Malcolm X ou Huey Newton) et le dur, qui s’oppose non seulement aux Blancs mais aussi aux autres Noirs, l’esclave brutal pour les autres esclaves, le petit caïd, redouté dans son quartier, celui que la classe moyenne noire, soucieuse de respectabilité, déteste. Bigger Thomas (Un enfant du pays de Richard Wright) est un exemple achevé de bad man. Une forme contemporaine du bad man est le rappeur noir à qui un chapitre est consacré.
Un autre chapitre du livre concerne Chester Himes. Il montre la présence constante de la violence à Harlem et étudie plus particulièrement le personnage de Johnny Perry (Couché dans le pain), un « bon méchant », un homme violent, prompt à des accès de rage, mais régulier dans sa maison de jeu et respecté dans le ghetto.
Puis vient l’analyse plus délicate, et plus attendue, des deux inspecteurs et de leur violence envers leurs concitoyens. Tout d’abord, avec un peu de distance, on peut voir que la violence de Harlem est si étendue que la plupart de ses habitants ne sont pas d’innocentes victimes que les deux policiers malmèneraient. Cercueil et Fossoyeur se servent de leur propre violence pour combattre la violence.
Ensuite, leur brutalité est indispensable pour leur survie et leur mission. C’est, en effet, leur violence, plus que leur statut de policiers, qui garantit le respect de la communauté. A un niveau plus global, celui de la vraisemblance, sans cette violence, le « concept d’un policier noir aurait été une sorte d’oxymore ».
Enfin, la violence des deux inspecteurs les relie à toute la tradition du bad man. On peut citer ici un autre auteur, Raymond Nelson : « Fossoyeur et Ed Cercueil sont plus que des héros littéraires familiers. Au fond, ils sont les mauvais nègres du folklore noir, les Nat Turner ou Stackalee[1] actualisés et urbanisés, avatars contemporains d’un des mythes omniprésents de la culture noire américaine […] Le mauvais nègre est une projection émotionnelle plutôt qu’une figure sociale et fonctionnelle : sa valeur vient de sa force symbolique de méfiance, de force et de masculinité dans une communauté qui a été forcée à apprendre, ou tout au moins à feindre, la faiblesse et la soumission. »
Jerry H. Bryant n’oublie pas la personnalité de Himes, inscrite dans l’histoire des Noirs américains, quand il conclut : « Le trait caractéristique du cycle de Harlem est la colère. C’est ce qui fait que ces huit[2] romans policiers sont aussi personnels car Himes était un homme plein de fureur et il a créé des personnages eux-aussi en colère. Ce n’est pas une colère de protestation, ou plutôt ce n’est pas que cela, mais plutôt une sorte de rage existentielle devant les conditions de vie. C’est cette colère qui a fait de Himes le “poète en prose” de la violence du ghetto. »

Sources :
Jean-Patrick MANCHETTE, Chroniques, Rivages/Écrits noirs, 1996.
Jerry H. BRYANT, Born in a Mighty Bad Land: The Violent Man in African American Folklore and Fiction, Indiana University Press, 2003.
Raymond NELSON, « Domestic Harlem : The Detective Fiction of Chester Himes », dans A Critical Response to Chester Himes, édité by Charles L. P. Silet, Greenwood Press, 1999.




[1] « Cruel Stackalee » ou « Stack O’Lee » est la figure centrale d’un blues. Il refuse d’épargner la vie d’un autre homme qui lui a volé son chapeau, bien que ce dernier ait une femme et deux petits enfants.
[2] Huit romans et non neuf. Bien que sa publication date de 2003, le livre Born in a Mightly Bad Land ignore Plan B, roman écrit en 1967-1968 par Himes et laissé inachevé. Michel Fabre et Robert Skinner ont complété Plan B à partir des éléments laissés par Himes et l’ont publié aux États-Unis en 1995.




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