12 avril 2015

Retour en Afrique de Chester Himes : l’apogée du MacGuffin


Le MacGuffin n’a pas été inventé ni nommé par Hitchcock mais ce dernier l’a  théorisé de façon humoristique : « Un MacGuffin –  on en trouve dans la plupart des films d’espionnage –,  c’est ce que les espions recherchent, ce qui est important pour les personnages à l’écran, mais dont le public se fiche »[1]. On le trouve chez nombre d’autres romanciers et cinéastes, par exemple, dans l’excellent Kiss Me Deadly (En quatrième vitesse), de Robert Aldrich, adapté très librement (heureusement !) du roman de Mickey Spillane. Un MacGuffin est un élément, souvent matériel, qui est censé constituer un enjeu de l’histoire et, le plus souvent, un prétexte à son développement. On pense inévitablement au faucon maltais dans le roman du même nom.
Himes ne pouvait pas ne pas y avoir recours : c’est, par exemple, le faux titre de propriété de la mine dans La reine des pommes, le secret de Val dans Couché dans le pain, l’argent d’Alberta dans Tout pour plaire… C’est cependant dans Retour en Afrique qu’il y a recours de la façon la plus accomplie. Dans ce roman, un MacGuffin en contient un autre : dans la balle de coton est caché l’argent que les Harlémites ont donné, en toute crédulité, au faux révérend O’Malley pour organiser leur libération et leur retour en Afrique, dans la terre de leurs ancêtres.
La balle de coton est volée par les sbires du colonel Calhoun, chef du Mouvement de retour dans le Sud. Elle passe ensuite aux mains d’un vieux chiffonnier noir, oncle Bud, le seul à réaliser le rêve du retour en Afrique où il s'achètera « cent femmes de qualité moyenne » avec l'argent qui y est caché. Le coton est acheté par la danseuse Billy pour sa danse du coton, au Cotton Club. Les deux inspecteurs s’en emparent enfin, après une poursuite ponctuée par un nombre impressionnant de cadavres. Ils indemniseront discrètement les habitants de Harlem, spoliés par les arnaqueurs noirs et les racistes blancs.
C’est en partie pour l’usage magnifique fait du MacGuffin que Retour en Afrique constitue l’aboutissement de la forme policière chez Himes, tout en constituant une étape significative dans la création d’un genre nouveau, plus politique et fantastique.
Himes ne s’y est pas trompé : « C’est un bon roman, probablement le meilleur de mes romans policiers ». « Mon dernier livre sur les Flics et le Coton est tout entier consacré au problème racial et aux conditions de vie à Harlem et je fais exprimer à mes inspecteurs ce qu’ils – ainsi que les autres Noirs – ressentent à Harlem »[2]. On y trouve, d'une part, « la maîtrise d’une forme policière qui rejoint la tradition classique du roman noir, de l’autre, une intrigue dont les enjeux historiques et politiques sont nettement mentionnés. Enfin, une écriture plus brillante que jamais, mais désormais plus assujettie aux nécessités de la narration. La complexité de l’organisation est notamment manifeste dans l’horlogerie minutieuse du coton. Une balle de coton est perdue par un camion ; cette balle de coton est trouvée par un vieux Noir, du nom de Cotton Bud ; simultanément, une annonce est affichée dans le local du colonel Calhoun « recherche balle de coton » ; Cotton Bud vend la balle de coton à un chiffonnier ; un employé de ce dernier, Josh, propose au colonel Calhoun de lui vendre la balle de coton ; le chien de garde de l’entrepôt du chiffonnier est empoisonné puis Josh est assassiné : le coton a disparu… »[3]




[1]  Le nom "MacGuffin" a été inventé par le scénariste Angus MacPhail avec qui  Hitchcock a travaillé, d'après Donald Spoto dans The Art of Alfred Hitchcock: Fifty Years of His Motion Pictures
Voir Hitchcock et le MacGuffin
[2] Ces deux références se trouvent dans le second volume de l’autobiographie de Himes, My Life of Absurdity, New York, Doubleday, 1976, p. 277 et p. 279. 
[3] Sylvie Escande, Chester Himes, l’unique, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 142.


1 avril 2015

Cidade escaldante : ce que nous apprend une édition portugaise de Himes - 1. Les titres

Trouvé à la Feira da ladra (marché aux puces) du quartier populaire d’Alfama à Lisbonne, un exemplaire de Cidade escaldante (Ne nous énervons pas) de Chester Himes, traduit en 2000 par Clarisse Tavares.
La traduction du titre est déjà intéressante : Cidade escaldante signifie La ville bouillante ou brûlante ou torride. Comme dans la traduction espagnole du même roman, Empieza el calor, ce titre est en rapport avec le titre de la première édition américaine, The Heat’s On. Certes, la polysémie de Heat, qui renvoie à la fois aux armes à feu, à la police et à la vague de chaleur qui accable New York et entraîne la démesure des comportements humains, n’est pas rendue mais cette concentration de sens divers est intraduisible.
De fait, quand il fut remis à l’éditeur, le manuscrit de Chester Himes, écrit en anglais et destiné à être traduit en français, avait pour titre Be Calm, ce qui est bien rendu par le titre français Ne nous énervons pas. Ce titre est dans la lignée des Il pleut des coups durs ou Tout pour plaire, Les éditions américaines ultérieures de ce roman ont eu pour titre The Heat’s On (1966) et Come Back Charleston Blue (1972).

Titre original
Titre dans la SN
Titre de l’édition américaine ultérieure
The Five Cornered Square
La reine des pommes
A Rage in Harlem
If Trouble Was Money
Il pleut des coups durs
The Real Cool Killers
A Jealous Man Can’t Win
Couché dans le pain
The Crazy Kill
The Big Gold Dream
Tout pour plaire
The Big Gold Dream
Don’t Play With Death
Imbroglio négro
All Shot up
Be Calm
Ne nous énervons pas
The Heat’s On
Back to Africa
Retour en Afrique
Cotton Comes to Harlem

Si l’on regarde l’ensemble du catalogue de la Série noire, Ne nous énervons pas, n° 640, se situe entre On se tape la tête (The Savage Salome), n° 638, et Y'a du tirage (The Dream Is Deadly), n° 642, tous deux de Carter Brown. Je ne pense pas que Himes se soit exprimé sur ce sujet mais il est probable que ses titres originaux (en anglais) correspondent à ce qu’il savait des titres de la Série noire et aux attendus sans doute explicites de son éditeur. La reine des pommes est une bonne approximation de The Five Cornered Square, le premier titre du roman, avec déjà une perte, inévitable, par rapport à la polysémie du terme square : à la fois carré – en l’occurrence à cinq côtés – et naïf, voire idiot. En revanche, Il pleut des coups durs, Tout pour plaire, Imbroglio négro et Ne nous énervons pas sont des titres interchangeables pour des romans qui, eux, ne le sont pas. Couché dans le pain ne se réfère qu’à une très courte scène au début du roman. Retour en Afrique correspond bien au titre original et au sens principal du livre.
A la différence des titres de la Série noire et même, dans une grande mesure, de ceux des manuscrits de Himes, les titres de la première édition américaine mettent en valeur la singularité de l’œuvre de Himes, par rapport à celle de Carter Brown ou des autres auteurs, et celle de chacun de ses romans dans l'ensemble de l'oeuvre.





26 janvier 2015

De Harlem à Port-au-Prince : sensibilités de Chester Himes et de Dany Laferrière

Dany Laferrière, nouvel Immortel, aime Chester Himes. Il est même propriétaire d’une machine à écrire Remington 22 qui lui a peut-être appartenu. Sa position d’exilé – il a quitté Port-au-Prince pour Montréal il y a une quarantaine d’années – induit une relation avec sa ville et son peuple qui est proche de la sensibilité de Himes.
Sur les odeurs de la ville, par exemple, on peut aisément rapprocher ce qu’écrivent les deux auteurs.
Voici un des nombreux passages où Himes parle des odeurs des quartiers pauvres  de Harlem dans le cycle du même nom.
« Même à deux heures du matin, 'la Vallée', cette basse terre de Harlem, à l'est de la 7e avenue, était comme la poêle à frire de l'enfer. La chaleur sortait de la chaussée dont l'asphalte faisait des bulles et la pression atmosphérique la repoussait vers le sol, comme le couvercle sur une casserole. Les Noirs cuisaient dans leurs logements surpeuplés et trop chers ; ils cuisaient dans les rues, dans les bars ouverts tard, dans les bordels, assaisonnés au vice, à la maladie et au crime. Un effluve de puanteurs chaudes s'élevait de la poêle à frire et restait en suspens, à la hauteur des toits – l'odeur de la viande qui crépitait sur le grill, des cheveux défrisés au fer, des gaz d'échappement, des ordures qui pourrissaient, des parfums bon marché, des corps pas lavés, des appartements décrépits, des excréments de chiens et de chats, du whisky et du vomi, et toutes les vieilles odeurs desséchées de la pauvreté. » (Ne nous énervons pas, chapitre 3).
Et voici ce que Dany Laferrière écrit sur l’odeur de Port-au-Prince.
« L’odeur.

Ce qui frappe d’abord, c’est cette odeur. La ville pue. Plus d’un million de gens vivent dans une sorte de vase (ce mélange de boue noire, de détritus et de cadavres d’animaux). Tout cela sous un soleil torride. La sueur. On pisse partout, hommes et bêtes. Les égouts à ciel ouvert. Les gens crachent par terre, presque sur le pied du voisin. Toujours la foule. L’odeur de Port-au-Prince est devenue si puissante qu’elle élimine tous les autres parfums individuels. » (Pays sans chapeau, Montréal, Le serpent à plumes, 1999, p. 68).

On trouve aussi chez Laferrière comme chez Himes le refus de se conformer à l’attente des Blancs – le Noir devrait être musicien, danseur… ou sportif – et l’aspiration à être un individu singulier, défini uniquement par sa taille et son poids, quelqu’un qui marche dans la rue. Comme Himes aurait pu l’écrire, Laferrière ne sait pas « jouer du tambour », malgré les attentes du conseiller pour l’emploi de Montréal qui lui dit : « De toute façon, vous pouvez toujours vous faire professeur de rythme » (Les années 60 dans ma vieille Ford, Montréal, Mémoire d’encrier, p. 102).



21 janvier 2015

Carrefour (banlieue de Port-au-Prince)

10 janvier 2015. La bibliothèque Justin Lhérisson (BJL) de Carrefour organise une après-midi littéraire et musicale. Intellectuel, le chien de la bibliothèque, somnole sous l’amandier. Il y a Guy Gérald Ménard, universitaire spécialiste de la langue créole, le slameur Jean d’Amérique, un bluesman qui chante l’amitié entre une jeune fille  et le poisson Tezen, un jeune garçon qui interprète La Bohême d’Aznavour et Sylvie Escande qui parle de Chester Himes.
Les livres sont chers à Haïti. La BJL a beaucoup de lecteurs mais peu de livres et Chester Himes est connu de nom mais n’a pas été beaucoup lu.
Pourtant, les Haïtiens devraient être sensibles à la parenté dans l’humour et dans le sens de l’absurde, tout particulièrement dans les romans policiers de Himes. Port-au-Prince est un grand Harlem, qui n’a pas besoin de la fiction d’un presque-État que Himes a dû créer pour permettre le déroulement de ses histoires de gendarmes et de voleurs. Et tout se prête ici à ce que surgissent d’autres Himes. On rêve d’une littérature qui utiliserait le substrat de l’histoire et de la culture haïtienne pour les transcender dans des genres variés.
Merci pour ce moment à Christorbege Desrosiers, à Lesly Giordani, à Junior Borgella et aux Editions des vagues.



4 janvier 2015

Bonne année

Bonne année aux lecteurs et amis de Chester Himes qui lisent ce blog et, en tout premier lieu, à Didier Kabagema qui, depuis le Canada,  l'enrichit de ses commentaires érudits et passionnés.