26 novembre 2014

De "Qu’on lui jette la première pierre" à "Hier te fera pleurer "


L’histoire de ce beau roman est intéressante à plusieurs titres. Il est publié en 1952 sous le titre Cast the First Stone (Qu’on lui jette la première pierre). Tout d’abord, son héros, Jimmy Monroe, est blanc, même si le roman contient beaucoup d’éléments autobiographiques : l’accident entraînant la cécité du frère, la vie en prison, les relations amoureuses avec d’autres détenus et l’incendie. On se rappelle que Himes a été condamné en 1928 à 20 ans de prison au pénitencier d’État de l’Ohio pour un cambriolage à main armée, après plusieurs autres faits crapuleux. Une révision de son dossier après l’incendie dramatique du pénitencier qui a fait plus de 300 victimes lui vaut une réduction de peine. Il sort en 1936. Dans les premières nouvelles écrites en prison par Himes et qui sont publiées par des magazines destinées aux lecteurs blancs (Esquire, Coronet), on chercherait vainement quelque indice montrant que l’auteur est noir. Il existe aux États-Unis, pendant et après la deuxième guerre mondiale, menée contre le racisme en Europe, une contradiction entre être noir et écrivain. Ou plus subtilement il semble qu’il y aurait, avec Richard Wright et Ralph Ellison, suffisamment d’écrivains noirs.

Le manuscrit de Himes est refusé par plusieurs éditeurs. Celui qui l’accepte finalement (Coward Mc Cann) lui impose des changements importants auxquels Himes consent pour des raisons financières. Quand, plus de 40 ans après, en 1998, le livre reparaît, tel que Himes l’avait écrit, sous le titre Hier te fera pleurer (Yesterday Will Make You Cry)l’« editor » du livre écrit : « Ce roman, totalement négligé, a été épuisé aux États-Unis après sa parution en 1953. Ce que l’on pourrait considérer comme une mésaventure peut aussi être une chance – car rester sur des étagères de bibliothèque était ce qui pouvait arriver de mieux à Qu’on lui jette la première pierre. » Et il donne des détails sur les restaurations qui ont dû être apportées au livre : « C’est un livre totalement différent dont une grande partie avait été supprimée par les éditeurs de Himes chez Coward Mc Cann. Ils ont bouleversé la structure du livre et ont changé l’ordre des chapitres, réécrivant même certains passages. » Ces coupes avaient, en particulier, censuré l’humanité et la sensibilité du héros. Elles réduisaient Qu’on lui jette la première pierre à un roman de prison violent. Ce n’était pas le projet de Himes.




Chez Old School Books


Voir Chester Himes et l'incendie du pénitencier d'État de l'Ohio



7 novembre 2014

Le début de l'histoire

Dans 30 ans d’écrits sur le polar (1982-2012), Claude Mesplède cite Robert Soulat, ancien directeur de la Série noire (1977-1991), à propos des débuts de Chester Himes dans le polar. « Ils se connaissaient avec Marcel [Duhamel] qui avait traduit son premier roman, S’il braille, lâche-le, et un jour il est venu le voir, comme ça, avec un manuscrit sous le bras. Un peu sur papier-cul, même, très mal foutu. Marcel l’a lu, ça lui a plu, mais il l’a corrigé. Il lui a même dit, bon, moi je vous le prends, mais il y a ça et ça qui ne va pas pour la Série noire. Ca ne se termine pas bien. Ce n’est pas bien votre fin. Et Chester Himes a dit : Bon d’accord, o.k. Il est parti chez lui et lui a rapporté cinq ou six fins différentes. C’était La reine des pommes. »
Or, que ce soit dans Raconte pas ta vie de Marcel Duhamel, ou dans My Life of Absurdity, le deuxième volume de l'autobiographie de Chester Himes, l'entrée de Himes dans la Série noire ne s'est pas produite exactement de la même façon.
Citons ce dernier texte et la consigne que Marcel Duhamel aurait donnée à Himes.
« Il se trouve que pendant que j'étais [chez Gallimard], j'ai croisé l'homme qui avait traduit en français mon premier roman, Marcel Duhamel, devenu directeur de la collection policière de Gallimard, la Série noire. Il me demanda si j'aimerais écrire un roman policier pour sa collection.
[…] Prenez n’importe quel sujet. Commencez par de l’action. Quelqu'un fait quelque chose. Un homme tend la main pour ouvrir une porte. La lumière l’éblouit. Un cadavre est allongé par terre. Notre homme se retourne se tourne et dans le fond du vestibule… De l’action, toujours de l’action, comme au cinéma. Ce que pensent les personnages nous nous en foutons. C’est ce qu’ils font qui nous intéresse. Faites agir vos bonshommes d’une scène à l’autre. Ne vous souciez pas trop de l’intrigue. Tout s’expliquera à la fin. Donnez-moi 220 pages dactylographiées. […] Écrivez comme dans le roman que j'ai traduit. Des phrases brèves et claires, de l’action. C'est le style qui convient parfaitement à mes histoires de brigands[1]. » 

A première vue, ces divergences n'ont que peu d'importance. Elles déterminent cependant des constructions et des prises de position bien différentes de l'auteur Himes. 
Dans la version de Soulat, Himes est clairvoyant quant à la possibilité pour lui de devenir auteur de romans policiers. Il a donc une vision exacte des potentialités de son écriture et de sa capacité à investir un genre nouveau. La version de Himes raconte une rencontre fortuite et une commande imprévue. Elle est cohérente avec ce que Himes dit par ailleurs de la littérature policière comme une littérature de genre, tout juste bonne à faire bouillir la marmite, par opposition à la littérature qu'il aspire à écrire. C’est Duhamel qui est clairvoyant et qui fixe les règles du jeu d’écriture. Le génie de Himes sera de respecter assez scrupuleusement ces règles mais surtout d’apporter à ses romans une vision culturelle et politique de l’Amérique noire et un humour sans égal. Enfin, elle le laisse libre, puisqu’il n’a pas été à l’initiative de sa conversion en auteur de romans policiers, de ne jamais ou presque apprécier ses romans policiers à leur juste importance. 

Alors, qui dit vrai  ?

[1] My Life of Absurdity, New York, Doubleday, 1976, p. 101-102. Ce texte est repris dans l'autobiographie condensée de Himes titrée Regrets sans repentir.


A lire absolument : le premier volume (il y en aura trois) des 30 ans d'écrits sur le polar de Claude Mesplède. Un florilège d'essais, portraits, entretiens, chroniques  sur les classiques de la littérature policière américaine mais aussi sur les auteurs catalans, argentins, français... Claude est un militant du polar mais aussi de l'éducation populaire. Il sait tout. Il a rencontré tous ceux qui ont quelque chose à dire. Et il écrit avec simplicité, chaleur et humanité.


2 octobre 2014

Éloge des traductions de la Série noire

Dans Comment j’ai appris à lire, Agnès Desarthe soutient un point de vue original sur les traductions de la Série noire, si décriées aujourd’hui. Il est d’autant plus intéressant qu’elle est elle-même non seulement écrivain mais aussi traductrice. Quand elle avait 11 ou 12 ans, son père lui a mis entre les mains un roman de Carter Brown pour lui faire découvrir le plaisir de lire. 
« Après Carter Brown, j’adopte Chester Himes (mon préféré peut-être). Je lis plusieurs fois La reine des pommes. (…) Bien souvent, je ne comprenais rien à l’intrigue (…) Mais il y avait autre chose encore : une langue. Cette langue n’était pas tout à fait du français et cela, je crois, me rassurait infiniment. C’était la langue de la « Série noire », un idiome unique, métissé, inventé par des traducteurs à ce point amoureux du texte d’origine, ou à ce point pressés d’en finir avec lui qu’ils en conservaient la trace. (…) J’étais protégée de tout par le miraculeux micmac linguistique de l’entre-deux-langues. Le français était remis en jeu, menacé à chaque ligne par l’idiome source. »
Il est souvent reproché aux traductions de la SN de trahir le texte original (par des coupures, des déformations diverses, des dérives argotiques, etc.) au profit de la production d’un texte qui participe de l’unité linguistique de la collection. Agnès Desarthe nous dit, à l’inverse, que la jeune adolescente-lectrice qu’elle était découvrait dans et sous cette langue traduite la langue originale de l’auteur.

Elle nous rappelle ainsi qu’il existe un plaisir et un imaginaire linguistiques du lecteur qui sont tous deux quasiment absents des débats sur la traduction, alors qu’ils mettent au premier plan le rôle du traducteur comme co-auteur.









21 septembre 2014

Je cherchais une rue - Chester Himes et Charles Willeford


Je cherchais une rue (I was looking for a street) est le titre du roman que Jesse Robinson essaie vainement de faire publier dans La fin d'un primitif (1956). C'est déjà, dans la nouvelle, très autobiographique, Da-Da-Di-I-I (1948), le titre du roman que le personnage s'apprête à écrire : "On l'avait invité à la résidence pour travailler à un roman intitulé Le pigeon. Après avoir écrit une soixantaine de pages, il s'était arrêté pour écrire une autobiographie appelée Hier te fera pleurer. Mais maintenant, il était plein à déborder d'une histoire qu'il avait l'intention d'appeler Je cherchais une rue. Il l'avait trouvée, en effet. Il avait trouvé la rue, Congress Street, une petite rue pleine de boîtes noires, qui partait d'une colline pour rejoindre la rue principale."



Je cherchais une rue est aussi le titre de l'autobiographie de Charles Willeford (1988) consacrée à son enfance et à son adolescence. Ses parents sont morts de la tuberculose quand il était petit. Pendant la Dépression, à partir de 12 ans, il a vécu une vie de vagabond, entre trains, petits boulots et soupes populaires. C'est un livre magnifique.


Pourquoi ce titre ? Willeford ne donne aucune explication. L'hommage à Himes est, cependant, plus que probable. Journaliste au Miami Herald, Willeford écrit la nécrologie de Himes en 1984 : "On se souviendra de lui comme de l'un des plus grands écrivains américains, blancs ou noirs."


Les quatre livres de Charles Willeford dont Hoke Moseley est le personnage principal ("héros" serait un peu exagéré) sont Miami Blues, Une seconde chance pour les morts, Dérapages et Ainsi va la mort, publiés chez Rivages. La traduction est de Danièle et Pierre Bondil. Lire aussi tout le reste.


5 juin 2014

Polar en cabanes : Himes et Arcachon


Les 27 et 28 septembre 2014, le festival Polar en cabanes, organisé par Les Amis de Chester Himes, d'Aquitaine, d'Arcachon et du Bassin, aura lieu à Gujan Mestras, sur le bassin d’Arcachon.
Le lien entre Arcachon et Himes n'est pas fortuit. Au printemps de 1953, Himes, qui vivait depuis quelques semaines en France, accompagné d’Alva, la femme qu’il avait rencontrée sur le bateau en venant en France, a passé deux mois à L’Aiguillon (Arcachon), dans une maison appartenant à Yves et Yvonne Malartic. Yves Malartic était son traducteur et son ami.

Himes raconte ce séjour dans The Quality of Hurt, le premier volume de son autobiographie. Les détails qu’il rapporte – une omelette gigantesque faite de douze grosses huitres, d’une douzaine d’œufs et de fines herbes, le tonneau de Bordeaux, le lit inconfortable, la glacière et le tub dans le jardin – dessinent un bonheur simple.

C’est pour Himes une découverte de la France profonde : le filet avec lequel les Françaises font leurs courses, le fétichisme (sic) des Français envers la grossesse, que ce soit chez les femmes ou chez les chattes, le visage rude des femmes du peuple.

On peut affirmer sans trop de risque que Himes n’a jamais été aussi heureux que pendant ce séjour. Il finissait d’écrire La troisième génération, son roman autobiographique. Alva et lui suscitaient la curiosité des autochtones, mais jamais le racisme.
« Nous nous y plaisions. […] Quand nous allions jusqu’au banc de sable qui se trouvait de notre côté de la baie, pour nous étendre au soleil, les enfants du quartier se rassemblaient et nous regardaient avec de grands yeux étonnés, comme si nous étions des bêtes de foire. Mais quand Alva leur parlait en français, ils étaient timides et gênés. Il était agréable en fin d’après-midi de descendre la rue Alexandrine vers la ville. Nous regardions les familles curieuses qui sortaient l’une après l’autre de leur maison et s’appuyaient à leur portail pour nous regarder passer. »



The Quality of Hurt est le premier volume de l'autobiographie de Himes, le second étant My Life of Absurdity. Tous deux ont été condensés et traduits par Yves Malartic (Regrets sans repentir).





3 juin 2014

Himes chez Pelecanos

Le héros de Tout se paye (Hell to Pay) de George Pelecanos est Derek Strange, un ancien policier noir qui a quitté la police après la répression des émeutes raciales de 1968 à Washington et est devenu détective privé. Strange a de fortes convictions morales et politiques. Plusieurs soirs par semaine, il entraîne des enfants des projects (comment traduire : des quartiers ? des cités ?) au football américain. En rentrant chez lui après l’entraînement, un de ces enfants, le petit Joe Wilder, âgé de huit ans, est tué par balles lors d’un règlement de comptes pour une dette de drogue. Alors qu’il recherche les assassins de l'enfant, Strange est appelé à se rendre chez un baron du trafic de drogue, Granville Oliver.
« La bibliothèque était remplie de livres. A en juger par les déchirures aux coins des jaquettes usées et par les craquelures au dos des éditions de poche, les livres avaient été lus. À l'exception de quelques romans classiques d'auteurs comme Ellison, Himes et Wright, la plus grande partie des livres d'Oliver ne relevaient pas de la fiction. »
Le rapprochement des romanciers noirs « classiques » des années 1950 suggère qu’il s’agit des romans de Himes de la première période, les protest novels. Pourtant, on peut voir dans Tout se paye une référence aux romans policiers politiques de Himes. Elle est d’abord dans la conception que les personnages ont de leur rôle. Strange rappelle les deux inspecteurs du cycle de Harlem dans les romans où ils s’efforcent d’amender le cours des choses. À deux reprises, en effet, Ed Cercueil et Fossoyeur se transforment de façon occulte en justiciers, en redresseurs de torts : l'argent volé par Casper Holmes servira à financer des colonies de vacances pour enfants pauvres, noirs et blancs (Imbroglio négro) ; l'argent du Mouvement pour le retour en Afrique est rendu aux familles spoliées (Retour en Afrique).
Strange est conscient de l’injustice fondamentale de la société dans laquelle il vit, du destin inéluctable de ces jeunes Noirs pauvres promis à l’exclusion, à la drogue et à la délinquance, et du caractère dérisoire de ses efforts, mais il s’efforce, malgré tout, de sauver quelques enfants. Ed Cercueil et Fossoyeur se limitaient à corriger l’injustice à la marge et leur intervention se situe à la fin des deux romans cités plus haut, comme une moralité. Strange va plus loin : il devient un acteur fondamental de l’histoire.
Un autre forme de référence concerne l’analyse portée sur la société américaine : celle de Strange et celle de Granville Oliver, le caïd, sont très proches et se situent dans la lignée de Himes dans L’aveugle au pistolet ou dans Plan B. Granville : « J’ai réussi. Bien que je sois né dans ce camp de concentration que l’on appelle le ghetto. La pauvreté c’est la violence […] et elle engendre la violence. Les gamins noirs pauvres voient les mêmes pubs à la télévision que les garçons blancs et les filles blanches dans leurs banlieues. On leur montre quand ils sont jeunes tout ce qu’ils devraient avoir à tout prix. Mais comment feront-ils pour avoir cela ? »
Cependant, Himes et Pelecanos ne parlent ni du même lieu ni du même temps. Chez Pelecanos, le trafic de drogue et surtout l’apparition du crack ont détruit ce qui structurait les Noirs : la morale, la famille et la conscience politique. Himes a vu les prémices de la société que décrit Pelecanos. Ne nous énervons pas ! (The Heat’s on) montre une étape précédente : la lutte pour le grand trafic de l’héroïne dans les années 1960. Le roman est d’une noirceur infinie et il est prophétique quant aux effets destructeurs de la drogue sur les Noirs.



Richard Wright est né en 1908, Chester Himes en 1909 et Ralph Ellison en 1914. On aurait pu s’attendre à ce que figure également James Baldwin né en 1924.