26 janvier 2015

De Harlem à Port-au-Prince : sensibilités de Chester Himes et de Dany Laferrière

Dany Laferrière, nouvel Immortel, aime Chester Himes. Il est même propriétaire d’une machine à écrire Remington 22 qui lui a peut-être appartenu. Sa position d’exilé – il a quitté Port-au-Prince pour Montréal il y a une quarantaine d’années – induit une relation avec sa ville et son peuple qui est proche de la sensibilité de Himes.
Sur les odeurs de la ville, par exemple, on peut aisément rapprocher ce qu’écrivent les deux auteurs.
Voici un des nombreux passages où Himes parle des odeurs des quartiers pauvres  de Harlem dans le cycle du même nom.
« Même à deux heures du matin, 'la Vallée', cette basse terre de Harlem, à l'est de la 7e avenue, était comme la poêle à frire de l'enfer. La chaleur sortait de la chaussée dont l'asphalte faisait des bulles et la pression atmosphérique la repoussait vers le sol, comme le couvercle sur une casserole. Les Noirs cuisaient dans leurs logements surpeuplés et trop chers ; ils cuisaient dans les rues, dans les bars ouverts tard, dans les bordels, assaisonnés au vice, à la maladie et au crime. Un effluve de puanteurs chaudes s'élevait de la poêle à frire et restait en suspens, à la hauteur des toits – l'odeur de la viande qui crépitait sur le grill, des cheveux défrisés au fer, des gaz d'échappement, des ordures qui pourrissaient, des parfums bon marché, des corps pas lavés, des appartements décrépits, des excréments de chiens et de chats, du whisky et du vomi, et toutes les vieilles odeurs desséchées de la pauvreté. » (Ne nous énervons pas, chapitre 3).
Et voici ce que Dany Laferrière écrit sur l’odeur de Port-au-Prince.
« L’odeur.

Ce qui frappe d’abord, c’est cette odeur. La ville pue. Plus d’un million de gens vivent dans une sorte de vase (ce mélange de boue noire, de détritus et de cadavres d’animaux). Tout cela sous un soleil torride. La sueur. On pisse partout, hommes et bêtes. Les égouts à ciel ouvert. Les gens crachent par terre, presque sur le pied du voisin. Toujours la foule. L’odeur de Port-au-Prince est devenue si puissante qu’elle élimine tous les autres parfums individuels. » (Pays sans chapeau, Montréal, Le serpent à plumes, 1999, p. 68).

On trouve aussi chez Laferrière comme chez Himes le refus de se conformer à l’attente des Blancs – le Noir devrait être musicien, danseur… ou sportif – et l’aspiration à être un individu singulier, défini uniquement par sa taille et son poids, quelqu’un qui marche dans la rue. Comme Himes aurait pu l’écrire, Laferrière ne sait pas « jouer du tambour », malgré les attentes du conseiller pour l’emploi de Montréal qui lui dit : « De toute façon, vous pouvez toujours vous faire professeur de rythme » (Les années 60 dans ma vieille Ford, Montréal, Mémoire d’encrier, p. 102).



21 janvier 2015

Carrefour (banlieue de Port-au-Prince)

10 janvier 2015. La bibliothèque Justin Lhérisson (BJL) de Carrefour organise une après-midi littéraire et musicale. Intellectuel, le chien de la bibliothèque, somnole sous l’amandier. Il y a Guy Gérald Ménard, universitaire spécialiste de la langue créole, le slameur Jean d’Amérique, un bluesman qui chante l’amitié entre une jeune fille  et le poisson Tezen, un jeune garçon qui interprète La Bohême d’Aznavour et Sylvie Escande qui parle de Chester Himes.
Les livres sont chers à Haïti. La BJL a beaucoup de lecteurs mais peu de livres et Chester Himes est connu de nom mais n’a pas été beaucoup lu.
Pourtant, les Haïtiens devraient être sensibles à la parenté dans l’humour et dans le sens de l’absurde, tout particulièrement dans les romans policiers de Himes. Port-au-Prince est un grand Harlem, qui n’a pas besoin de la fiction d’un presque-État que Himes a dû créer pour permettre le déroulement de ses histoires de gendarmes et de voleurs. Et tout se prête ici à ce que surgissent d’autres Himes. On rêve d’une littérature qui utiliserait le substrat de l’histoire et de la culture haïtienne pour les transcender dans des genres variés.
Merci pour ce moment à Christorbege Desrosiers, à Lesly Giordani, à Junior Borgella et aux Editions des vagues.



4 janvier 2015

Bonne année

Bonne année aux lecteurs et amis de Chester Himes qui lisent ce blog et, en tout premier lieu, à Didier Kabagema qui, depuis le Canada,  l'enrichit de ses commentaires érudits et passionnés.




25 décembre 2014

Faulkner et Himes



Quand il écrit son premier roman pour la Série noire, Himes, en panne d’inspiration après les 80 premières pages, relit Sanctuaire « en espérant que Faulkner lui rendra courage » (My Life of Absurdity). Quand il décrit dans Plan B les Noirs sur lesquels la police a tiré au canon,  couverts de poussière et de plâtre, Himes écrit : « William Faulkner aurait été justifié dans sa description de la peau noire prenant la couleur grise des cendres de bois ». Faulkner est la seule influence littéraire que Himes ait jamais reconnue.
Elle se manifeste dans la narration. Le découpage de Sanctuaire, la focalisation alternée sur deux personnages principaux (Temple et Horace Benbow), la structuration du temps par des repères essentiellement lumineux (dans le premier chapitre, le temps découle du soleil qui décline, du crépuscule, de la lumière de la lampe) ont certainement inspiré Himes. La rencontre de Horace Benbow et de Popeye, qui ouvre le livre, avec le jeu très cinématographique des regards, inspire aussi dans Tout pour plaire la séquence des raccords sur le regard entre Dummy et Sugar, au chapitre 14.
Faulkner est aussi présent dans la vision de l’histoire du Sud. Dans Plan B, l’histoire de la plantation qu’achète Tomsson Black constitue un « contrepoint foireux »[1] à l’épopée du défrichement de la plantation de Sutpen dans Absalon, Absalon


Il est, enfin, un sujet sur lequel il existe une parenté entre les deux auteurs et c’est grâce au magnifique truchement d’Édouard Glissant  dans Faulkner, Mississipi que nous le saisissons le mieux. Il s’agit de « l’impitoyable impartialité » de Faulkner, du regard sans complaisance porté sur les Noirs. Himes va d’ailleurs beaucoup plus loin : le monstrueux est présent dans Ne nous énervons pas, et dans L'aveugle au pistolet et Plan B, ses deux derniers romans.


[1] Sylvie Escande, Chester Himes, l’unique, L'Harmattan, 2013.


26 novembre 2014

De "Qu’on lui jette la première pierre" à "Hier te fera pleurer "


L’histoire de ce beau roman est intéressante à plusieurs titres. Il est publié en 1952 sous le titre Cast the First Stone (Qu’on lui jette la première pierre). Tout d’abord, son héros, Jimmy Monroe, est blanc, même si le roman contient beaucoup d’éléments autobiographiques : l’accident entraînant la cécité du frère, la vie en prison, les relations amoureuses avec d’autres détenus et l’incendie. On se rappelle que Himes a été condamné en 1928 à 20 ans de prison au pénitencier d’État de l’Ohio pour un cambriolage à main armée, après plusieurs autres faits crapuleux. Une révision de son dossier après l’incendie dramatique du pénitencier qui a fait plus de 300 victimes lui vaut une réduction de peine. Il sort en 1936. Dans les premières nouvelles écrites en prison par Himes et qui sont publiées par des magazines destinées aux lecteurs blancs (Esquire, Coronet), on chercherait vainement quelque indice montrant que l’auteur est noir. Il existe aux États-Unis, pendant et après la deuxième guerre mondiale, menée contre le racisme en Europe, une contradiction entre être noir et écrivain. Ou plus subtilement il semble qu’il y aurait, avec Richard Wright et Ralph Ellison, suffisamment d’écrivains noirs.

Le manuscrit de Himes est refusé par plusieurs éditeurs. Celui qui l’accepte finalement (Coward Mc Cann) lui impose des changements importants auxquels Himes consent pour des raisons financières. Quand, plus de 40 ans après, en 1998, le livre reparaît, tel que Himes l’avait écrit, sous le titre Hier te fera pleurer (Yesterday Will Make You Cry)l’« editor » du livre écrit : « Ce roman, totalement négligé, a été épuisé aux États-Unis après sa parution en 1953. Ce que l’on pourrait considérer comme une mésaventure peut aussi être une chance – car rester sur des étagères de bibliothèque était ce qui pouvait arriver de mieux à Qu’on lui jette la première pierre. » Et il donne des détails sur les restaurations qui ont dû être apportées au livre : « C’est un livre totalement différent dont une grande partie avait été supprimée par les éditeurs de Himes chez Coward Mc Cann. Ils ont bouleversé la structure du livre et ont changé l’ordre des chapitres, réécrivant même certains passages. » Ces coupes avaient, en particulier, censuré l’humanité et la sensibilité du héros. Elles réduisaient Qu’on lui jette la première pierre à un roman de prison violent. Ce n’était pas le projet de Himes.




Chez Old School Books


Voir Chester Himes et l'incendie du pénitencier d'État de l'Ohio



7 novembre 2014

Le début de l'histoire

Dans 30 ans d’écrits sur le polar (1982-2012), Claude Mesplède cite Robert Soulat, ancien directeur de la Série noire (1977-1991), à propos des débuts de Chester Himes dans le polar. « Ils se connaissaient avec Marcel [Duhamel] qui avait traduit son premier roman, S’il braille, lâche-le, et un jour il est venu le voir, comme ça, avec un manuscrit sous le bras. Un peu sur papier-cul, même, très mal foutu. Marcel l’a lu, ça lui a plu, mais il l’a corrigé. Il lui a même dit, bon, moi je vous le prends, mais il y a ça et ça qui ne va pas pour la Série noire. Ca ne se termine pas bien. Ce n’est pas bien votre fin. Et Chester Himes a dit : Bon d’accord, o.k. Il est parti chez lui et lui a rapporté cinq ou six fins différentes. C’était La reine des pommes. »
Or, que ce soit dans Raconte pas ta vie de Marcel Duhamel, ou dans My Life of Absurdity, le deuxième volume de l'autobiographie de Chester Himes, l'entrée de Himes dans la Série noire ne s'est pas produite exactement de la même façon.
Citons ce dernier texte et la consigne que Marcel Duhamel aurait donnée à Himes.
« Il se trouve que pendant que j'étais [chez Gallimard], j'ai croisé l'homme qui avait traduit en français mon premier roman, Marcel Duhamel, devenu directeur de la collection policière de Gallimard, la Série noire. Il me demanda si j'aimerais écrire un roman policier pour sa collection.
[…] Prenez n’importe quel sujet. Commencez par de l’action. Quelqu'un fait quelque chose. Un homme tend la main pour ouvrir une porte. La lumière l’éblouit. Un cadavre est allongé par terre. Notre homme se retourne se tourne et dans le fond du vestibule… De l’action, toujours de l’action, comme au cinéma. Ce que pensent les personnages nous nous en foutons. C’est ce qu’ils font qui nous intéresse. Faites agir vos bonshommes d’une scène à l’autre. Ne vous souciez pas trop de l’intrigue. Tout s’expliquera à la fin. Donnez-moi 220 pages dactylographiées. […] Écrivez comme dans le roman que j'ai traduit. Des phrases brèves et claires, de l’action. C'est le style qui convient parfaitement à mes histoires de brigands[1]. » 

A première vue, ces divergences n'ont que peu d'importance. Elles déterminent cependant des constructions et des prises de position bien différentes de l'auteur Himes. 
Dans la version de Soulat, Himes est clairvoyant quant à la possibilité pour lui de devenir auteur de romans policiers. Il a donc une vision exacte des potentialités de son écriture et de sa capacité à investir un genre nouveau. La version de Himes raconte une rencontre fortuite et une commande imprévue. Elle est cohérente avec ce que Himes dit par ailleurs de la littérature policière comme une littérature de genre, tout juste bonne à faire bouillir la marmite, par opposition à la littérature qu'il aspire à écrire. C’est Duhamel qui est clairvoyant et qui fixe les règles du jeu d’écriture. Le génie de Himes sera de respecter assez scrupuleusement ces règles mais surtout d’apporter à ses romans une vision culturelle et politique de l’Amérique noire et un humour sans égal. Enfin, elle le laisse libre, puisqu’il n’a pas été à l’initiative de sa conversion en auteur de romans policiers, de ne jamais ou presque apprécier ses romans policiers à leur juste importance. 

Alors, qui dit vrai  ?

[1] My Life of Absurdity, New York, Doubleday, 1976, p. 101-102. Ce texte est repris dans l'autobiographie condensée de Himes titrée Regrets sans repentir.


A lire absolument : le premier volume (il y en aura trois) des 30 ans d'écrits sur le polar de Claude Mesplède. Un florilège d'essais, portraits, entretiens, chroniques  sur les classiques de la littérature policière américaine mais aussi sur les auteurs catalans, argentins, français... Claude est un militant du polar mais aussi de l'éducation populaire. Il sait tout. Il a rencontré tous ceux qui ont quelque chose à dire. Et il écrit avec simplicité, chaleur et humanité.