20 juillet 2018

L’invention de Harlem - 2 : L’éclatement de la fiction



Les deux derniers romans de Himes, L’aveugle au pistolet et Plan B, sont marqués par une rupture nette quant au rôle des deux inspecteurs et à la représentation de Harlem.
L’existence des deux inspecteurs est déterminée par une exigence narrative. Ils n’apparaissent d’ailleurs qu’au chapitre 8 de La reine des pommes, quand Himes prend conscience de ce que la présence de policiers pourrait apporter à son intrigue. Ils sont un élément d’un ensemble plus vaste : Harlem. Himes construit autour de Harlem une fiction nécessaire au développement de ses histoires policières. Harlem apparaît, dans les premiers romans, de façon imprécise, comme un État libre, qui a une géographie physique et humaine propre et des frontières. Cela n’est jamais explicitement dit mais plutôt suggéré par des omissions remarquables. En effet, dans la description qu’il en fait, les marques de la domination économique et politique des Blancs, et même, dans une grande mesure, de leur présence, sont occultées. 
Le rôle des deux policiers relève de la même nécessité fictionnelle. Jusqu’à Retour en Afrique, ils agissent quasiment en toute indépendance, en fonction de leurs propres initiatives. Ils sont appréciés et couverts par leur hiérarchie, réduite au lieutenant Anderson. La mission explicite de Fossoyeur et d’Ed Cercueil est de maintenir l’ordre dans Harlem, ce qui les amène à réprimer pour l’essentiel d’autres Noirs, mais aussi de protéger les Blancs quand ils pénètrent dans la ville noire. La conception qu’ils ont de leur rôle va, cependant, au delà de ce qui leur est assigné. Il s’agit pour eux de conserver un peu de sens au monde dans lequel vivent les Noirs, en empêchant que la ville et ses habitants ne sombrent dans le chaos de l’absurdité et d’une violence sans limites. En résumé, ils sont et font la loi à Harlem. Pour cela, ils mettent en œuvre une morale particulière et appliquent des règles qui leur sont propres, en veillant, par exemple, à ne pas nuire au milieu organisé quand il répond à des besoins de la population, mais en pourchassant les escrocs sous toutes leurs formes, y compris les escrocs religieux ou politiques. 
Les années 1960 sont marquées aux États-Unis par des luttes politiques intenses, avec le mouvement des droits civiques, l’apparition de partis plus radicaux (Black Power), et le fort développement des Musulmans noirs. Himes ne prend pas ouvertement parti mais il insiste sur la nécessité pour les Noirs d’une violence organisée, non dans une vision séparatiste ou suprématiste, mais pour créer un choc irrémédiable. À partir de Imbroglio négro (1960), et beaucoup plus nettement à partir de Ne nous énervons pas (1961), plusieurs évolutions concourent inexorablement à l’éclatement de la fiction conjointe de Harlem et des deux inspecteurs libres. La première est un changement dans la nature de la violence. Le Harlem des premiers romans est violent mais cette violence se produit entre Noirs (règlements de compte, cambriolages, arnaques, violences conjugales). Dès qu’elle apparaît, la violence des Blancs s’avère différente : elle émane du grand banditisme (le trafic d’héroïne dans Ne nous énervons pas) et elle vient du Sud. Elle est, par conséquent, marquée par le sadisme et l’inhumanité (Imbroglio négroRetour en Afrique). La disparition des personnages positifs ou attachants est aussi une des évolutions vers le drame. 
L’aveugle au pistolet révèle, enfin, la domination des Blancs sur Harlem. L’Interlude entre les chapitres 2 et 3 met fin à l’omission délibérée des sept romans précédents. Il est focalisé sur la Mecque de Harlem, le croisement de la 7avenue et de la 125rue. « De nombreux Blancs, dans les autobus ou en voiture, y passent tous les jours. De plus, la plupart des commerces, magasins, bars, restaurants, théâtres, et l’immobilier appartiennent à des Blancs. Mais c’est quand même la Mecque des Noirs. L’air et la chaleur, et les voix et le rire, l’atmosphère, le drame et le mélodrame sont à eux. De même que les espoirs, les plans, les prières et les protestations. Ils sont les gérants, les employés, les nettoyeurs, ils conduisent les taxis et les autobus, ils sont les clients, les consommateurs et le public, c’est eux qui travaillent mais cela appartient au Blanc. » La présence constante des Blancs à Harlem est mise en place dès le début de L’aveugle au pistolet : tout le premier chapitre avec le révérend mormon, ses 20 femmes et ses 50 enfants, est vu au travers du regard de deux policiers blancs.
Dans L’aveugle au pistolet, Harlem est devenue la proie de l’absurde : un pasteur mormon centenaire père de plus de 50 enfants, un traitement de fertilité à base de testicules de babouin et de plumes de coq de combat, une livraison de télévision en pleine nuit, un Jésus en plâtre noir aux poings crispés par la rage… La ville est aussi en proie à l’agitation de mouvements qui tous trahissent les Noirs, intentionnellement ou parce qu’ils sont manipulés. Il n’y a plus d’espoir de délivrance et Harlem est livré au chaosLes deux inspecteurs s’essoufflent dans une mission insensée – trouver la cause et l’instigateur de l’émeute –, et perdent leur autorité, avec l’apparition d’une hiérarchie policière blanche qui se méfie d’eux et les écarte. La première fin de L’aveugle au pistolet, dans l’avant-dernier chapitre, montre les deux inspecteurs désœuvrés, occupés à abattre des rats.

Les trois couvertures ci-dessus proviennent de l'édition britannique de Payback Press (1996). Elle comprend un inédit, Le dilemme de l'écrivain noir aux États-Unis, une conférence donnée par Himes à Chicago en 1948, et les préfaces de Melvin Van Peebles et de Lesley Himes.

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